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« Nietzsche haïssait la démocratie et rêvait d’une société aristocratique. » (P. Wotling)
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« Nietzsche haïssait la démocratie et rêvait d’une société aristocratique. »

(Tiré de Patrick Wotling, Nietzsche, coll. Idées reçues, éd. Le Cavalier Bleu, 2009)

Le problème politique chez Nietzsche est généralement posé en des termes extrêmement simplificateurs. Le premier élément qui saute aux yeux dans le corpus nietzschéen est la critique globale de la politique au sens commun du terme. Et à cet égard, aucune tendance n’est épargnée, pas plus celles qui relèvent du conservatisme, du nationalisme, ou des droites que celles qui s’y opposent, courants socialistes ou mouvements révolutionnaires. Il apparaît donc assez clairement qu’il est vain de prétendre rattacher Nietzsche à tel ou tel courant politique, contemporain ou ultérieur – ce que l’on ne s’est cependant pas privé de faire. Ses analyses ne s’inscrivent pas dans les cadres classiques de la philosophie politique, et ses interrogations sur l’idéal démocratique n’ont pas pour contrepartie la défense d’un autre type d’organisation, monarchie, monarchie constitutionnelle ou régime aristocratique, ni d’un autre fondement de la souveraineté.

L’appréciation de la démocratie offre d’ailleurs chez Nietzsche, comme c’est le cas de la plupart des questions qu’il aborde, un ensemble d’appréciations complexe, mêlant critiques et éloges. La première chose à souligner est qu’il considère la marche de la démocratie comme un fait, et n’en appelle jamais à la combattre et encore moins à la renverser : « On n’arrêtera pas la démocratisation de l’Europe ; qui lui résiste a justement besoin pour cela des moyens que l’idée démocratique fut la première à mettre entre les mains de tout le monde, et rend ces moyens eux-mêmes plus maniables et efficients ; et les adversaires les plus radicaux de la démocratie (je veux dire les esprits révolutionnaires) ne semblent être là que pour pousser de plus en plus rapidement, par la crainte qu’ils suscitent, les différents partis dans la voie démocratique. » (Humain, trop humain II, « Le voyageur et son ombre », § 275) Il s’agit pour le philosophe d’analyser et d’interpréter ce fait. Et la particularité de Nietzsche tient à ce qu’il ne le fait pas sur le terrain politique, mais dans la perspective de l’analyse des valeurs et de « l’élévation du type « homme », du « continuel dépassement de soi de l’homme » (Par-delà bien et mal, § 257). L’enquête généalogique, premier axe de l’investigation, conduit à remarquer que « le mouvement démocratique constitue l’héritage du mouvement chrétien » (Par-delà bien et mal, § 202), et tel est le fondement de la critique que construit le philosophe. Ce sont les mêmes idéaux, moraux, ascétiques, et égalitaristes, qui se traduisent en institutions et cadres sociaux ; mais surtout, ce qui est plus important, derrière ces idéaux, ce sont les mêmes pulsions qui sont à l’oeuvre : l’égalitarisme résultant ici non d’une passion généreuse mais tout au contraire d’une pulsion de haine viscérale à l’égard des types d’hommes les plus puissants, c’est-à-dire incarnant la réussite et la santé, donc l’accord avec les exigences de la vie elle-même ; contre ces individus qui représentent un haut degré d’épanouissement, ce sont le ressentiment et la volonté de vengeance qui s’expriment, comme c’était le cas dans le renversement des valeurs nobles opéré par le christianisme primitif. C’est donc bien la présence de ces affects négatifs, destructeurs, signes d’une forme de vie maladive, propageant le nihilisme, qui pousse Nietzsche à considérer l’idéal d’égalité des droits comme une présentation déguisée de la haine pour toute forme de hiérarchie. Et c’est ce qui explique ses propos les plus durs à l’encontre de la démocratie : « Nous qui tenons le mouvement démocratique non seulement pour une forme de décadence de l’organisation politique, mais pour une forme de décadence, c’est-à-dire de rapetissement de l’homme, pour sa médiocrisation et l’abaissement de sa valeur… » (Par-delà bien et mal, § 203.) Dans ce mouvement, il diagnostique de la même manière cette autre caractéristique du christianisme qu’est une forme de haine et de souffrance, dimension pourtant inévitable de toute vie, qui conduit à survaloriser de manière exclusive la pitié, et à concevoir comme visée politique fondamentale le bonheur du plus grand nombre.

Mais simultanément, une appréciation positive, peu remarquée, côtoie les critiques, en particulier la valeur de rempart contre le despotisme et l’arbitraire : « Les institutions démocratiques sont des mesures de quarantaine contre la vielle peste des appétits tyranniques, et comme telles très utiles et très ennuyeuses. » (Humain, trop humain II, « Le voyageur et son ombre », § 289.) Plus important, l’analyse attentive montre que l’idée que Nietzsche se fait de la démocratie l’associe à la valorisation de l’indépendance, hautement célébrée comme la plus précieuse des vertus, essentielle en particulier pour le philosophe à l’esprit libre : son but est de « garantir l’indépendance au plus grand nombre possible, l’indépendance des opinions, du genre de vie et de gagne-pain » (Humain, trop humain II, « Le voyageur et son ombre », § 293) ; et avec des accents qui ne sont certes pas ceux que le préjugé ordinaire prête au philosophe, Nietzsche présente comme une conséquence de cette logique la nécessité de restreindre le droit de vote qui doit être interdit aux indigents et aux plus riches. Il précise que cette politique au service de l’indépendance n’est pas encore réalisée, et que la démocratie reste un idéal. Il convient donc selon Nietzsche d’en distinguer deux formes : « Je parle de la démocratie comme de quelque chose encore à venir. Ce qui porte déjà ce nom aujourd’hui ne se distingue des anciennes formes de gouvernement que par de nouveaux chevaux qu’on a attelés : les routes sont restées les mêmes qu’autrefois, et les roues sont aussi les vieilles. – Le danger est-il réellement moindre avec ces véhicules actuels du bien-être des peuples ? (Humain, trop humain II, « Le voyageur et son ombre », § 293.)

Mais quant à la réalité de la politique, contemporaine ou antérieure, le jugement de Nietzsche n’épargne aucune tendance ; il critique ainsi la captation de la politique par les partis, antithèses de l’indépendance, portés en outre à la démagogie : « Le caractère démagogique et le dessein d’agir sur les masses sont actuellement communs à tous les partis politiques. » (Humain, trop humain I, § 438). Leurs ressorts profonds indiquent d’ailleurs une connivence dans la comédie qui relativise l’importance des différences de doctrine, et pousse Nietzsche à condamner cette pratique comme « prostitution de l’esprit » : « Les deux partis adverses, le parti socialiste et le parti national (quelque nom qu’ils puissent d’ailleurs avoir dans les divers pays d’Europe), sont dignes l’un de l’autre : l’envie et la paresse sont les puissances motrices de l’un comme de l’autre. » (Humain, trop humain I, § 480). Si le socialisme, terme auquel Nietzsche donne un sens assez flou du fait du champ extrêmement large qu’il lui fait couvrir, représente l’exacerbation des tendances héritées du christianisme, il condamne la vision romantique superficielle qui anime le conservatisme en lui faisant croire à la possibilité d’une régression (voir par exemple Fragments posthumes XIV, 15 [97]). Et surtout, il tient sur le compte de l’institution dynastique et des aristocraties de son temps des propos d’une dureté dont il faut remarquer, n’en déplaise aux détracteurs, qu’elle est sans équivalent pour la démocratie : « Ce n’est qu’en stigmatisant la folie criminelle que je stigmatise toujours les deux plus abominables institutions dont l’Humanité souffre jusqu’à présent, les vraies institutions mortellement ennemies de la vie : l’institution dynastique, qui se repaît du sang des plus forts, des plus accomplis et dominateurs, et l’institution sacerdotale, qui essaie d’emblée, avec une atroce perfidie, de détruire justement ces mêmes hommes, les plus forts, les plus accomplis et dominateurs. […] je veux ici être juge et mettre un terme à tous ces millénaires marqués par la folie criminelle des dynasties et des prêtres… » (Fragments posthumes XIV, 25 [15]).

On peut considérer Nietzsche comme essentiellement apolitique. Quand il dessine le projet d’une « grande politique », dont on a vu qu’elle ne devait pas être confondue avec les ambitions hégémoniques de l’Empire et de Bismark, il entend par là tout autre chose que ce que désigne couramment le mot de « politique » : à savoir un effort de neutralisation des valeurs nihilistes qui conduisent l’humanité à vouloir le néant, et la mise en place de valeurs affirmatrices, propres à intensifier la vie et élever la valeur de l’homme.

Couv IR Nietzsche

 

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