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La Grande Politique – Vision d’un avenir possible (Karl Jaspers)
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Ce texte fait suite aux précédents :

La grande politique  et,

La grande politique, intuition nietzschéenne de la réalité politique

La Grande Politique – Vision d’un avenir possible

(Extrait du livre de Karl Jaspers, Nietzsche, introduction à sa philosophie, éd. Gallimard, 1950, rééd. de 1978, pp. 266-276)

Inspiré par son soucis que l’homme soit homme, les conceptions de Nietzsche portent avec une telle énergie sur le futur que, dans l’exposé qu’on en fait on ne peut que difficilement séparer de sa profonde méditation sur ce qui est imminent l’explication qu’il donne de la politique universelle et du présent. Dans le présent, il discerne un danger qui menace continuellement et les annonces de ce qui va venir. Aussi non seulement les visions de Nietzsche sont multiples, mais encore elles se développent dans deux directions marquées, qui sont la disparition et le progrès de l’homme. Visions de destruction et vision de création s’entremêlent pour celui qui cherche à penser sa grande politique. Celle-ci cherche, en fait, par la méditation de ce qui sera, à réaliser une prognose qui tire l’homme du sommeil, à empêcher ou à introduire un futur possible.

La démocratie (le gouvernement irréligieux du monde européen après la Révolution française) conduira selon les visions prédominantes de Nietzsche à une forme d’humanité qui se réalisera sous le gouvernement des nouveaux maîtres. Cependant, il y a aussi, selon Nietzsche, d’autres chemins possibles pour la démocratie, chemins qu’elle ne tente que rarement et seulement en passant. Nous rencontrons aussi des méditations sur l’avenir des rapports des états nationaux entre eux, et la vision de changements possibles de l’essence de l’homme en général.

Les chemins de la démocratie.

Pour Nietzsche l’avenir de la démocratie ne se développe pas dans une direction unique. Il envisage parfois des possibilités dont trois nous étonnent, parce qu’elles indiquent des directions totalement différentes.

La première possibilité est celle d’un monde ordonné, organisé, s’appuyant sur le savoir et la réflexion et uni dans une « Société des Nations ». Si Nietzsche croit voir quelque chose de vide et de monotone chez ses contemporains travaillant de façon consciente et honnête à l’avenir de la démocratie, il pense cependant à l’extraordinaire qu’ils produisent peut-être. « Il est fort possible que la postérité se mette un jour à rire de nos craintes et qu’elle songe au travail démocratique de plusieurs générations, à peu près de la même façon dont nous songeons à la construction de digues de pierre et de remparts, comme à une activité qui nécessairement répand de la poussière sur les vêtements et les visages… ! Il semble que la démocratisation de l’Europe soit un anneau dans la chaîne de ces énormes mesures prophylactiques… par lesquelles nous nous séparons du Moyen-Âge. C’est maintenant seulement que nous sommes au temps des constructions cyclopéennes ! Enfin, nous possédons la sécurité des fondements qui permettra à l’avenir de construire sans danger ». Ce que sont ces fondements Nietzsche le développe à peine : ce sont toutes les formes spirituelles, œuvres, acquisitions de savoir, institutions qui vainquent l’obscurité et le chaos. Sur ces fondements lui semble même possible une paix efficace : « Le résultat pratique de cette démocratisation… sera en premier lieu la création d’une union des peuples européens, où chaque pays délimité selon des opportunités géographiques, occupera les situation d’un canton… : on tiendra alors très peu compte des souvenirs historiques des peuples, tels qu’ils ont existé jusqu’à présent, parce que le sens de piété qui entoure ces souvenirs sera peu à peu déraciné ». Dans ce monde nouveau tout sera décidé par des principes rationnels et formé par une raison active. Les diplomates de l’avenir « devront être à la fois des savants, des agronomes et des spécialistes dans la connaissances des moyens de communications, et avoir derrière eux, non pas des armées, mais des raisons d’utilité pratique ». Dans cette démocratie, le peuple devient tout puissant. Il est très loin du socialisme, doctrine du changement dans la manière d’acquérir la propriété. C’est lui qui réglera la distribution de la propriété. Après avoir attaqué la royauté de la bourse, il créera « une classe moyenne qui peut oublier le socialisme comme une maladie que l’on a surmontée ». Cette démocratie, Nietzsche en parle comme de quelque chose qui existera dans l’avenir (la démocratie actuelle ne s’identifie nullement avec elle) ; elle cherche à procurer et à garantir l’indépendance à un aussi grand nombre d’individus que possible en combattant et supprimant les trois grand ennemis de l’indépendance : les pauvres diables, les riches et les partis.

La deuxième possibilité, et la vérité opposée, est l’hypothèse où le socialisme s’empare de l’État. En effet le socialisme « désire une plénitude de puissance politique que le despotisme seul n’a jamais eue, il dépasse même tout ce que montre le passé, parce qu’il travaille à l’anéantissement formel de l’individu ? » Nietzsche voit le danger de ce chemin, en ce que il ne peut mener à rien de durable. Comme le socialisme ne peut plus compter « sur la piété religieuse envers l’état, il ne pourra s’imposer que pendant de courtes périodes çà et là, grâce au plus extrême terrorisme. C’est pourquoi il se prépare silencieusement à la domination par la terreur ».

Nietzsche parle, mais de façon obscure, d’une troisième possibilité. Si la démocratie prenait non ce premier chemin d’un ordre rationnel et de la « Société des Nations », mais celui de « la mort de l’État » il n’en résulterait pas une perspective à tout égards malheureuse, le chaos ne succéderait pas, « mais une invention mieux appropriée encore que n’était l’État, triomphera de l’État. » Il faut reconnaître que Nietzsche ne cherche pas à divulguer cette imagination où personne encore ne peut montrer les grains qu’on va répandre dans l’avenir. « Ayons confiance… pour maintenir encore l’ État pendant un bon moment et repousser les essais destructeurs des demi-savants trop zélés et trop pressés ».

Développement politique des États nationaux.

Ce qu’on peut dire de l’avenir possible de la démocratie se rapporte le plus souvent à des situations de politique intérieure. Cependant celles-ci sont essentiellement déterminées par les relations de politique extérieure, aussi longtemps qu’il y a une multiplicité d’états. La façon dont ces états se comportent les uns envers les autres décidera à la fin de ce que sera l’homme. Selon Nietzsche l’avenir est dominé par la fatalité. Il s’attend « à une succession de siècles guerriers qui seront sans égaux dans l’histoire… nous sommes dans l’âge classique de la guerre, la guerre scientifique en même temps que nationale, la guerre en grand ». « Il y aura des guerres comme il n’y en a pas encore eu sur la terre ».

Pour la première fois dans l’histoire, l’enjeu de ces guerres sera la domination mondiale. Aussi « l’époque des guerres nationales » appartient à tout « cet entr’acte, qui caractérise maintenant l’Europe ». Les grandes possibilités de ce qui va venir n’apparaissent qu’au regard qui porte sur le tout. « Le temps de la petite politique est fini : le siècle prochain nous apporte déjà la lutte pour la domination de la terre, la poussée vers la grande politique ». C’est seulement grâce à ce but que la pensée politique peut avoir son sens propre. Il s’agit d’entrer « avec de bonnes chances dans la lutte pour le gouvernement de la terre » ; et de préparer, dans toute activité spirituelle, dans toute pensée et dans tout écrit « cet état de choses encore éloigné où les bons Européens s’attelleront à leur tâche grandiose : la direction et la surveillance de la civilisation universelle sur la terre ».

Nietzsche recherche quelle est dans ces perspectives la signification des peuples de la terre. Il examine pour ainsi dire leur physionomie existentielle. Il en juge quelques-uns, mais seulement en passant. « Les américains usés trop vite, peut-être de façon apparente seulement, une puissance mondiale future ». « Personne ne croit plus que l’Angleterre elle-même soit assez forte pour continuer à jouer seulement pendant cinquante ans son ancien rôle. Aujourd’hui il faut commencer par être tout d’abord soldat pour ne pas perdre son crédit comme marchand ». « C’est dans la France contemporaine que la volonté est la plus malade ». Il paraît à Nietzsche que la grande politique ne peut être l’affaire que de la Russie et de l’Allemagne.

Sur le visage de la Russie, Nietzsche croit lire les signes d’une force extraordinaire et d’un futur unique : « Signe du siècle prochain, l’entrée des russes dans la civilisation. Un but grandiose. Proximité de la barbarie. L’éveil des arts. Magnanimité de la jeunesse et folie fantastique ».

Qu’adviendra-t-il politiquement de l’Allemagne ? Secouant les Allemands avec déplaisir, Nietzsche a bien dit : « Les Allemands n’ont aucun futur », mais aussi : « Ils sont d’avant-hier et d’après-demain. Ils n’ont pas d’aujourd’hui ». La critique que Nietzsche fait des Allemands, critique dont la violence ne fait que s’intensifier, est l’effet d’un amour illimité, souvent désillusionné. Lorsqu’il pense ne voir chez les Allemands rien qui ait de la valeur, cela même est pour lui encore un signe d’avenir : « Les Allemands ne sont pas encore, mais ils seront quelque-chose. Nous Allemands, nous voulons quelque chose de nous qu’on ne voulait pas encore de nous. Nous voulons quelque chose de plus. »

Dans les constructions que Nietzsche fait de la grande politique, deux possibilités jouent le rôle principale. Ou l’échec politique de l’Europe qui sera sa ruine et s’accompagnera de nouvelles combinaisons du gouvernement du monde, ou l’unité politique de l’Europe et le gouvernement du monde par l’Europe.

C’est la dernière possibilité qui l’emporte dans la pensée de Nietzsche. « Ce qui me concerne c’est l’Europe et rien que l’Europe ». Mais le destin extérieur de l’Europe dans le monde sera finalement déterminé par son destin intérieur. Aussi Nietzsche demande qu’on « mette l’Europe devant les conséquences qu’entraînerait sa volonté de disparition ». L’Europe est peut-être ce monde qui disparaît. Mais Nietzsche voit de façon tout aussi marquée dans l’Europe l’unique grande chance de l’homme en général. Il voit d’un côté l’Européen futur comme « la bête d’esclavage la plus intelligente, très travailleuse, dans le fond très humble, envieuse jusqu’à l’excès, compliquée, amollie, d’une faible volonté – un chaos cosmopolite d’affect et d’intelligence ». Le danger est « l’abrutissement de l’Europe et le rapetissement de l’Européen ». Il voit d’autre part dans l’Européen possible, comparé à une race « résultant d’un milieu » et du sceau dont elle a été marquée par son rôle, une « sur-race ». Il veut le bon Européen et l’espère des signes où s’exprime la volonté qu’à l’Europe de s’unifier. Déjà chez tous les hommes de ce siècle plus profonds et aux vues plus larges, Nietzsche croit voir dans le travail mystérieux de leur âme, la tendance totale qui réunit en elle toutes les autres, « d’essayer de préparer l’Européen de l’avenir ». Comme toujours Nietzsche expérimente ses pensées jusque dans leurs conséquences les plus extrêmes. Aussi dans un tel ensemble, « maintenant où tout indique des intérêts plus grands et communs », ce qui à son époque lui apparaît manifestement national est plutôt un danger. « Selon qu’il est compris maintenant, le national exige comme un dogme la limitation ». À ses yeux la grandeur de Napoléon vient de ce qu’il a conçu l’Europe comme unité politique. Il croit pouvoir constater que même « l’unification économique de l’Europe arrive nécessairement ». Il croit même voir « ce qui dans le fond va de soi, la disparition du national et la production de l’homme européen ».

Cependant, tout cela n’est pas l’unique possibilité. Envisageant le danger pour l’Europe de disparaître entre les mains de la plèbe, Nietzsche imagine le salut d’un reste : « Il faut, en temps opportun, séparer ce qui doit être sauvé et déterminer les pays où à une certaine inaccessibilité la culture peut se retirer. Mexico ». Une autre fois il pense à la possibilité d’une alliance entre l’Allemagne et la Russie. Parce que selon lui « l’accumulation de force de volonté paraît être le plus grand, et avoir été le moins utilisé chez les Slaves, » il veut « cette alliance avec la Russie : une infanterie germano-slave n’appartient pas à ce qui est le plus invraisemblable ». « Je vois plus d’inclination à la grandeur dans les sentiments des nihilistes russes que dans ceux des utilitaristes anglais. Nous avons besoin de marcher la main dans la main avec la Russie. Pas d’avenir américain ». Cette pensée d’une marche commune avec la Russie s’efface devant la menace d’une future prédominance russe. Devant elle, il est fort possible un instant que tout le reste disparaisse. « La Russie doit devenir la maîtresse de l’Europe et de l’Asie. Elle doit coloniser et conquérir la Chine et l’Inde. L’Europe sera la Grèce sous la domination de Rome ». C’est une possibilité à longue portée. La Russie comme l’Église a l’avantage « de pouvoir attendre ».

Nietzsche a de toutes autres pensées lorsque sa conscience européenne l’emporte. Il voit dans la Russie (avec son amas extraordinaire de force de volonté), non seulement le plus grand danger, mais aussi la possibilité de réveiller l’Europe par la contre-défense. Il désire même « une telle augmentation de la menace russe, que l’Europe se décide enfin à devenir menaçante de la même façon, c’est-à-dire à avoir une volonté… une volonté unique, terrible, capable de poursuivre un but pendant des milliers d’années ».

Tandis que dans toutes ces perspectives, la tendance à la formation d’une unité toujours plus grande (l’Europe, le gouvernement de la terre) est dominante, Nietzsche peut aussi envisager exactement le contraire lorsqu’il pense combien la formation de l’unité étatique a été obtenue de l’extérieur par les luttes de puissance. « La fragmentation en états de type atomique est la perspective qui, en apparence seulement, est la plus éloignée de la politique européenne » ; en effet, si les petits états sont engloutis par les grands, si ceux-ci le sont par l’état monstre, celui-ci vole finalement en morceaux, « parce qu’il lui manque la ceinture qui ceignait son corps : l’hostilité des voisins ».

Dans toutes ces visions d’avenir, réapparaît toujours un point contre lequel elles se brisent. Aucune n’indique une situation future du monde. Pour penser, Nietzsche utilise plutôt les dangers qui menacent, ceux-ci découvrent le manque de substance du monde contemporain. Il détruit la sûreté apparente, venant de ce qu’on croît que par l’établissement de buts, le monde est dans l’ordre. L’incertitude où tout nous pousse éclaire, mais non pas la certitude d’une direction unique du monde. Ce sont les visions d’avenir d’un monde sans substance. Nietzsche ne saurait s’appuyer sur aucune de celles-ci.

Au-dessus de toutes les situations politiques intérieures et des combinaisons politiques extérieures, Nietzsche jette finalement son regard sur ce que peut devenir l’homme.

Essentielles transformations spirituelles de l’homme

Il y a une série de visions jetées à l’occasion qui, chez Nietzsche, portent sur l’homme même.

La technique fait naître des possibilités de vie encore inconnues, grâce auxquelles l’homme peut parvenir à une autre conscience de lui-même et de l’être : « Dans le nouveau siècle l’humanité se sera acquise par la domination de la nature peut-être plus de force qu’elle ne peut en utiliser… La seule navigation aérienne met au rebut nos concepts de civilisation… Il vient un temps de l’architecture, où comme chez les Romains on bâtit pour l’éternité ». « Dans l’avenir, il y aura premièrement de très nombreux établissements où on se rendra parfois pour soigner son âme ; deuxièmement de très nombreux moyens contre l’ennui : on pourra en tout temps entendre des conférenciers et des choses de ce genre ; troisièmement des fêtes où de nombreuses inventions particulières sont réunies pour le but de la fête ».

De tels changements touchant le développement de la technique, changements qui sont aussi en liaison avec les possibilités toujours plus élargies et plus hautes de savoir menacent de faire disparaître la culture sous ses instruments ». « La vie sera sentie toujours plus péniblement, et on peut bien demander si les capacité d’invention de l’homme suffisent aussi pour cet alourdissement, qui est le plus grand ». En particulier, le savoir peut devenir insupportable. « Si la science procure par elle-même toujours moins de plaisir et en ôte toujours de plus en plus… à la métaphysique, à la religion et à l’art consolateur, la vie risque de douter d’elle-même, car elle a besoin de deux forces opposées. Les illusions, les préjugés, les passions échauffent, l’aide de la connaissance scientifique évite les conséquences mauvaises et dangereuses d’une surexcitation ». Si on ne satisfait pas à cette double exigence, on peut prédire que « l’intérêt pris à la vérité cessera… l’illusion, l’erreur, la fantaisie reconquerront pas à pas… les territoires autrefois occupés par elle : la ruine des sciences, la retombée dans la barbarie en découle immédiatement ; de nouveau l’humanité devra recommencer… Mais qui nous est garant qu’elle en retrouvera toujours la force ? ».

De plus, lorsque Nietzsche voit toutes choses en train de se transformer de la façon la plus dangereuse, lorsqu’il pense à une révolution sociale qui va peut-être venir, il n’est point porté par la foi qu’en elle se réalise tout ce qu’a de substantiel son enthousiaste désir de l’homme supérieur. Le succès de cette révolution « sera moindre qu’on ne le pense. L’humanité peut beaucoup moins qu’elle ne veut, comme il est apparu dans la Révolution française lorsque le grand effet et l’ivresse de l’orage ont passé ; on doit, pour pouvoir davantage, avoir plus de forces, plus d’expériences ». Ce qui après la mort de dieu, après la ruine de toutes valeurs traditionnelles, dans les désillusions résultant des essais de renouvellement, dans les catastrophes impensables, résulte pour l’attitude intérieure de l’homme, peut être vaguement présumé. « Dans le siècle prochain les forces religieuses pourraient être encore toujours assez fortes pour une religion athée à la Bouddha… et la science n’aurait rien à opposer à un idéal nouveau. Mais ce ne serait pas la charité, pour tous les hommes. Il faut qu’un homme nouveau apparaisse. – Moi-même j’en suis loin et ne le désire point. Mais c’est probable ».

Lorsque Nietzsche regarde l’avenir le plus éloigné, la possibilité extrême (il s’appuie sur les conceptions évolutionnistes de l’origine humaine) – lui paraît être que l’homme qui est venu du singe, « doit redevenir singe, cependant il n’y a personne qui prenne quelqu’intérêt à ce merveilleux dénouement de la comédie ».

Le souci causé à Nietzsche par les possibilités de destruction ainsi que son espérance d’un homme supérieur sont exprimés dans Zarathoustra par le symbole magnifique des deux figures opposées l’une à l’autre, du méprisable « dernier homme » et du « surhomme » qui porte toute espérance.

Les nouveaux maîtres

La direction nouvelle, telle que Nietzsche en imagine la possibilité, n’est pas vision d’un monde futur inconsistant. Voyant pour ainsi dire le monde glisser, il cherche le schème nouveau selon lequel transformer ce monde qui avance sans direction. Ce monde même, dans la situation que lui a faite la démocratie, devient maintenant pour Nietzsche instrument d’une domination nouvelle. Bien que, par toutes ses appréciations de valeur, Nietzsche s’oppose à la démocratie, telle qu’il la rencontre réellement, il y voit cependant le destin accidentel et comme le point de départ des possibilités les plus riches d’espérance. De Zarathoustra, il dit que « sa haine du système démocratique de nivellement est seulement de façade », il est plutôt « joyeux que celui-ci soit si largement développé. Maintenant il peut accomplir sa tâche ». Cela veut dire que la démocratie crée, selon Nietzsche, les présupposées d’une domination future, qui n’a encore jamais été et qui embrasse la terre dans sa totalité. La démocratisation de l’Europe se justifie par ce qu’elle permet ; elle est « une organisation involontaire pour discipliner les tyrans ». En effet, comme la foi religieuse s’est vidée de son contenu, toutes les valeurs reconnues jusqu’ici se sont décomposées, comme presque tous les hommes de toutes les classes mènent une vie dépourvue de caractère, comme l’homme s’est changé en « sable », « l’insécurité devient finalement si grande que les hommes tombent dans la poussière, devant toute forte volonté qui ordonne ». Les mêmes conditions, grâce auxquelles se forment l’homme moyen, le laborieux animal de troupeau, donnent également naissance aux hommes d’exception, de la qualité la plus dangereuse et la plus attirante. L’homme fort deviendra plus fort et plus riche qu’il n’a jamais encore été jusqu’à présent.

La pensée politique de Nietzsche sur l’avenir se résume dans le problème de l’essence de ces nouveaux maîtres. Dans l’attente des maîtres futurs, qui se serviront de la démocratie, mais la dépasseront comme telle, la pensée fondamentale est, que leur essence découle forcément de la situation :

Premièrement, le cours des choses ne peut plus être abandonné à lui-même. Pour le prendre en main il faut une humanité véritablement supérieure, qui englobe par la pensée le tout des possibilités humaines. Une nouvelle sorte de philosophes et de chefs est nécessaire.

Deuxièmement, dans cette période athée ces maîtres doivent, sans croire en Dieu ni l’interroger, prendre cependant leurs décisions avec la même profondeur de responsabilité, que produisait auparavant la foi en Dieu. En particulier, leur relation au peuple est toute nouvelle. Tandis que dans l’organisation démocratique, au fond exclusivement niveleuse et corruptrice, la domination de la masse est domination de ce qui la caractérise, cette domination doit plutôt naître de la réunion de la substance de ceux qui obéissent avec la volonté des maîtres. Mais ne résulte non de l’active intelligence de ceux qui obéissent, mais du fait que la faiblesse de la masse devenue athée appelle la force. Les maîtres de la terre doivent maintenant remplacer Dieu et faire naître la confiance profonde, inconditionnée de ceux qu’ils dominent. Nietzsche attend une race qui commande avec audace « un troupeau extrêmement intelligent ».

Aussi le destin de l’humanité est entre les mains des maîtres futurs. Nietzsche imagine leurs possibilités et leurs dangers. Ce qu’ils peuvent être (vu de façon psychologique) dépend du caractère de la masse qu’ils doivent commander. Car les maîtres ne sont pas seulement des dictateurs qui ordonnent en s’appuyant sur une vérité abstraite et une grandeur surhumaine ; ils doivent être aussi des hommes qui dans un monde athée n’acquièrent la confiance inconditionnée des masses que parce qu’ils sont hommes du peuple. Entre l’essence de ces maîtres et l’essence des hommes qu’ils dominent, il doit y avoir une action réciproque. Le peuple qui surmonte le danger de devenir masse exerce une action marquante.

D’une part la masse est déterminée par l’essence des maîtres. Nietzsche observe dans son propre temps cette relation : « On se plaint du manque de discipline de la masse. La masse est indisciplinée dans la mesure où les gens cultivés font montre d’indiscipline. On prétend vivre comme on veut et on va devant elle comme conducteur. On l’élève ou on la gâte selon qu’on s’élève ou se gâte soi-même ».

D’autre part, les maîtres dépendent de la masse : « Une puissance organisatrice de premier rang, par exemple Napoléon, doit se référer à l’espèce à organiser ». Aussi « jusqu’ici celui qui avait affaire avec l’homme, dans un grand style, l’estimait d’après ses qualités fondamentales… Ainsi le faisait Napoléon. Il ne se souciait pas des vertus chrétiennes, il en faisait abstraction ». « Mais Napoléon même était corrompu par les moyens qu’il devait employer, il avait perdu la noblesse du caractère. S’il avait eu affaire avec une autre espèce d’homme, il aurait pu employer d’autres moyens ; et ainsi il ne serait pas nécessaire qu’un César dût devenir mauvais ».

En face de la nécessité de gouverner les masses d’hommes de façon à ce que pût naître l’homme supérieur et en face des dangers immenses du monde démocratique menaçant tout ce par quoi l’homme est homme, Nietzsche exprime son désir et son souci : « C’est l’image de ces chefs qui flotte devant ses yeux… La nécessité de pareils guides, les risques épouvantables à courir au cas où ces guides se mettent à faiblir, à dégénérer ou à se corrompre, ce sont là les soucis réels qui nous oppressent ».

Nietzsche cerne l’image de ces nouveaux maîtres réels, sans pouvoir en donner une forme plastique : « Les maîtres de la terre seront une nouvelle aristocratie de l’esprit et du corps, aristocratie qui se cultive, accueille toujours en soi des éléments nouveaux ». Il voit « leur sainteté nouvelle, leur renoncement au bonheur et au confort. Aux plus bas et non à soi ils apportent l’attente du bonheur ». Ils vont s’éduquer dans l’auto-législation la plus dure, « où il est accordé une durée s’étendant sur plusieurs millénaires à la volonté de puissance philosophique et de tyrannie artistique, une espèce d’hommes supérieurs qui se servent de l’Europe démocratique comme de leur instrument pour prendre en main le destin de la terre, pour former à la façon d’un artiste l’homme lui-même ». Ils auront les sentiments dont « Théages » de Platon nous dit : « Chacun de nous désire dans la mesure du possible, commander à tous les hommes, par-dessus tout être Dieu ».

Non seulement pour assurer leur domination, mais encore pour élever dans l’individu le rang humain possible, les nouveaux maîtres vont prendre consciemment en main le changement de l’homme qui, dans le régime démocratique était jusqu’à présent nivellement. Un dressage à longue portée doit préparer, ce que seule « la stabilité des situations permet », à savoir que les hommes trouvent satisfaction dans le Tout et cela de façon telle que celui qui est dans un esclavage nécessaire puisse s’élever. Pour cela, il ne faut pas vouloir mesurer toute espèce d’homme à une seule norme qu’on croit universellement valable. Les sentiments de chaque type d’être, nécessaire au Tout, doivent pouvoir s’affirmer et ceux qui dominent doivent l’y aider. Parce que « pour celui qui est médiocre, la médiocrité est un bonheur… il est indigne d’un esprit profond de voir dans la médiocrité comme telle une objection ». « La maîtrise en une seule chose, la spécialisation comme instinct naturel » doivent comme sentiments de l’affirmation véritable de la vie être favorisés. Mais tous ceux que mènent « l’instinct, le plaisir, le contentement de soi de l’ouvrier à sa petite existence doivent être rejetés ».

Le problème fondamental dans ce changement de l’homme est le rapport de l’ouvrier et du patron et de leurs classes entre elles. Selon Nietzsche, le monde démocratique a dans ce domaine tout négligé. Il ne faut pas chercher l’occasion de profit, mais avoir en vue « le bien-être de l’ouvrier, son contentement corporel et spirituel. La faute a été de profiter seulement du travail sans penser à l’ouvrier comme homme total. L’exploitation de l’ouvrier a été jusqu’à présent une bêtise, un vol au détriment de l’avenir, un danger pour la société ». Nietzsche prévoit un nouveau type de relation de travail dont le modèle est la relation militaire : « Les soldats et leurs chefs maintiennent encore entre eux des rapports de nature supérieure à ceux d’ouvriers et de patrons… Chose singulière, on a moins de peine à se soumettre à des gens puissants qui inspirent la crainte, voire la terreur, à des tyrans et à des chefs d’armée, qu’à des inconnus sans intérêt comme le sont tous les magnats de l’industrie. Les fabricants ont trop manqué jusqu’à nos jours de ces signes distinctifs de la race supérieur ;… s’ils avaient eu cette distinction de la noblesse héréditaire, il n’y aurait peut-être pas eu de socialisme des masses. Car les masses sont prêtes au fond à toute espèce d’esclavage, pourvu que le chef se prouve sans cesse sa supériorité et légitime son droit à commander par la naissance – la noblesse de la forme ». Tandis que Nietzsche voit dans l’esclavage actuel une barbarie, puisque on ne travaille pas pour de vrais maîtres, l’avenir de l’ouvrier, sous les vrais maîtres, ne lui paraît pas moins un esclavage, mais un esclavage d’une essence toute autre. Alors les ouvriers doivent apprendre à sentir comme des soldats. Un honoraire, un salaire, mais pas de paiement ! Aucun rapport entre le paiement et le travail ! Mais placer l’individu selon son caractère propre, de façon qu’il puisse accomplir le maximum de ce qui est son pouvoir. Ensuite, bien-être et confort doivent être la chose de ceux qui servent : aussi un changement de rôle, tel qu’il est actuellement joué par les bourgeois et les ouvriers est nécessaire. « Il faut qu’un jour les ouvriers vivent comme maintenant les bourgeois, – mais au-dessus d’eux, se caractérisant par le manque de besoins, la classe supérieure donc plus pauvre et plus simple, et cependant en possession du pouvoir ». C’est seulement l’homme qui est véritablement homme, la nature de maître de ceux qui commandent, qui prend l’aiguillon de l’esclavage nécessaire, donne satisfaction à ceux qui servent, en leur accordant ce qui convient et en leur permettant de les respecter dans leur essence, eux qui les commandent.

Karl Jaspers

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