In Limine
Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
L’utopie (Salto n°1) suivi de « La destruction de la raison » (K. Jaspers)
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L’Utopie

Ce texte est paru dans le numéro 1 de la revue Salto

« Celui qui contemple la fin dès le début, celui qui a besoin de la certitude de l’atteindre avant de commencer, n’y arrivera jamais »

A. Libertad

Cela fait un bon moment que je pense à écrire sur certains sujets, et des quelques textes que j’ai lus, il m’a semblé comprendre que ce sur quoi je souhaite écrire est un sentiment présent chez d’autres compagnons.

Il s’agit d’une exigence que je ressens depuis toujours, et qui non seulement ne s’est jamais apaisée, mais au contraire a occupé ces derniers temps toujours plus d’espace dans mes réflexions : je parle de l’Utopie. Son idée me poursuit avec une insistance nouvelle et plus forte, et c’est peut-être dû au fait que sa quête soit devenue lentement mais inexorablement moins obsédante au sein de ce qu’on peut génériquement définir comme le mouvement anarchiste. C’est en tout cas mon impression.

Peut-être est-ce suite aux désillusions des années passées qui n’ont produit que ce qui a été perçu comme des défaites, suite à la fatigue des coups retentissants (plus moraux que physiques) qu’il est toujours possible d’encaisser lorsqu’on lutte, sans compter la perspective de ne jamais voir se réaliser ses propres rêves les plus fous, mais il me semble qu’il y a dans l’air une certaine tendance à se contenter de peu : mieux vaut gagner une petite lutte qui donne le moral plutôt que d’encaisser une autre défaite en tentant une victoire définitive. Mieux vaut réussir à ajuster un peu les choses de cet existant misérable plutôt que risquer de ne jamais l’améliorer en tentant de le bouleverser définitivement. La recherche permanente d’adaptation aux situations qu’offre notre époque est en train de supplanter la tension qui empêchait de s’adapter ; la frénésie de faire quelque chose à tout prix pour se sentir vivant et actif risque de se substituer à la capacité d’analyse et de critique nécessaires pour développer sa propre projectualité. On en arrive même à faire ce que tout le monde fait et à parler comme tout le monde parle, parce qu’utiliser un langage différent nous rendrait incompréhensibles et qu’on risquerait de demeurer isolés. On participe tous aux mêmes luttes mais, comme si ça ne suffisait pas, on le fait tous de la même manière, utilisant les mêmes moyens qui à long terme mènent à la stérilité, à moins de découvrir qu’à force de parcourir ce que le mouvement anarchiste faisait avant, nous ayons avorté notre capacité imaginative, atrophiant l’imagination utile pour continuer les luttes qui nous avions entreprises…

Et ces luttes mêmes ? De moyen vers quelque chose de plus vaste et plus grandiose, elles risquent de se transformer en fin en soi, et c’est là qu’on perd de vue l’Utopie. Il m’arrive toujours moins souvent de parler avec des compagnons des rêves plus grands, non pas entendus comme des rêves éveillés à mettre de côté une fois qu’on a fini de rêver, mais comme une sublime aspiration vers laquelle tendre, comme quelque chose à poursuivre pour tenter de les réaliser. L’Utopie ne représente pas pour moi une île qui n’existe pas dans ce monde, mais quelque chose qui envoie le sang au coeur et au cerveau, une idée qui n’offre pas de trêve ; c’est la tension qui me pousse à agir et la conscience qui permet de dépasser la peur. L’Utopie est une des raisons pour lesquelles je suis anarchiste, parce que elle seule m’offre la possibilité de lutter non pas uniquement pour un monde nouveau, mais pour quelque chose qui n’a jamais été réalisé. Voilà mon Utopie : la tentative de concrétiser ce quelque chose jamais accompli, l’aspiration à vivre dans un monde qui ne soit pas celui d’aujourd’hui et pas non plus celui d’il y a quelques milliers d’années. Quelque chose qu’il n’est possible de tenter qu’à travers un moment de rupture insurrectionnelle, un moment qui signifierait uniquement l’ouverture d’une possibilité, qui puisse me faire approcher d’un gouffre profond et d’éprouver le vertige, laissant ouverte la possibilité qu’au fond il y ait quelque chose de terriblement fascinant ou d’absolument terrible. Un saut dans l’inconnu, en somme, sans savoir par avance comment devra être la société que je désire, mais en partant de tout ce que je ne désire pas. Penser l’impensable, donc, comme condition préliminaire pour tenter l’impossible.

 

Identifier l’Utopie comme une « tension qui pousse à agir », tel que le fait l’auteurE de ce texte, me pousse à mettre à sa suite un passage du bouquin de Karl Jaspers, Nietzsche. Parce qu’il apparaît clair alors que l’Utopie ne peut être une construction de l’intellect, un projet basé sur ce qui existe déjà (inévitablement), mais bien autre chose, un au-delà des limites imposées par la raison de notre monde, sa morale, sa vérité toute partielle. Au-delà de la négativité de « ce que l’on ne désire pas », se trouve toujours dans cette démarche amarrée au devenir, une positivité que l’on peut alors nommer Utopie, un renversement des valeurs, une interprétation toute autre qui construit un autre monde. Dans la « tension », s’immisce alors une compréhension des limites mortelles de nos fétichismes et de nos fonctions sociales : un besoin de destruction et de création…

 

La destruction de la raison

(extrait de l’ouvrage de Karl Jaspers « Nietzsche, introduction à sa philosophie, éd. Gallimard, 1978, pp. 215-217)

Ce n’est pas la connaissance que Nietzsche a des limites de la science, mais bien son interprétation de la vérité comme phénomène et le mouvement circulaire, revenant sous des formes toujours nouvelles, cercle par lequel la vérité s’anéantit, se suicide, qui mettent en question la raison comme telle. Qu’il s’agisse de la morale, de la mort de Dieu, de la vérité, chaque fois le terme des affirmations de Nietzsche paraît se perdre dans le néant. Mais c’est dans cet extrême que Nietzsche cherche à atteindre l’être, inaccessible comme raison. Il cherche à atteindre cet être dans la dissolution de la raison ou par elle dans une solution de continuité.

Nietzsche attaque la raison sous quatre formes [dont je ne donnerai ici que la première] :

1° Par sa théorie de l’interprétation et par là de la phénoménalité de tout ce qui est pensé, la logique véritablement nietzschéenne se tourna contre l’affirmation qu’on trouve la vérité dans la pensée. Les catégories de la pensée sont des illusions nécessaires à la vie, utiles, des organes pour s’emparer de quelque chose. À ne pas y croire, l’espèce échouerait. Cependant, elles ne sont pas vraies, mais imaginées. En effet leur origine n’est pas l’être, mais la condition qui seule permet la pensée. Cette condition est que quelque chose soit identique avec soi. C’est seulement si l’on pense l’identité (des cas identiques, quelque chose de permanent) qu’il y a la possibilité de penser. Cette présupposition de l’identité de l’être avec soi « est nécessaire pour pouvoir penser et conclure, la logique ne contient que des formules pour ce qui demeure identique ». L’explication ultérieure de cette pensée est donnée par Nietzsche dans les démarches suivantes :

Penser l’identité suppose le principe de contradiction. Même la contradiction est une imagination, dans l’horizon trompeur d’un intellect qui cherche l’être. « Nous échouons en voulant affirmer et nier la même chose ». Cette proposition est le résultat seulement de l’expérience subjective. Elle n’exprime pas une nécessité qui s’applique à l’être même, mais seulement une impuissance de notre pouvoir à penser. « La proposition ne contient pas de critère de la vérité, mais un commandement nous indiquant ce qui doit être regardé comme vrai ».

L’identité et l’impossibilité de se contredire ont, selon Nietzsche, leur dernière racine dans le « moi », qui se définit comme identique et permanent à lui-même. Mais, pour lui, il n’y a pas de moi excepté dans cette définition. De la logique du moi inventé par l’idéalisme allemand, du moi comme conscience pensante, Nietzsche se sert comme moyen d’attaque. Parce que la présupposition, sur laquelle repose le mouvement de la raison, est « notre foi dans le moi », « notre pensée elle-même suppose cette foi… L’abandonner serait : ne plus pouvoir penser ».

La relation mutuelle entre le moi, l’identité, l’impossibilité de la contradiction constitue le cercle de la pensée, comme interprétation toujours fictive de l’être au service d’une vie.

De plus, comme toutes les catégories (choses, substance, sujet, objet, attribut, puis causalité, mécanisme, etc…) ne portent que sur des modalités de la non-contradiction, de l’être identique et de l’être distingué, elles sont toutes utilisées par l’intellect au service de la vie qui postule comme sa condition quelque chose de permanent et ne sont toutes que fictions de quelque chose qui est. Des fragments de Nietzsche on peut tirer une doctrine largement développée des catégories, qui, en répétitions monotones, montre de chaque catégorie qu’elle comporte ces caractères d’identité, etc… et se trouve au service de la vie et de la volonté de puissance.

Le résultat, toujours à nouveau manifeste, de cette logique de Nietzsche est que l’intellect est un instrument au service de la vie, mais qu’il ne peut pas comprendre ce qui est véritablement, c’est-à-dire le devenir continuel. Notre intellect n’est pas fait pour comprendre le devenir, il s’efforce de prouver la rigidité générale. Mais le devenir du monde ne peut être formulé, est faux, contradictoire, est logiquement incommensurable. « La connaissance et le devenir s’excluent… c’est une sorte de devenir qui doit créer l’illusion de l’être », c’est-à-dire de la subsistance de ce qui est identique avec soi. Cette illusion n’est possible que par le cercle se refermant sur lui-même de la pensée. Mais le sens dernier de ces exposés fondés sur l’analyse de toute vie pensante est la limitation de la raison à un intellect et le dépassement de ses exigences de vérité en faveur d’exigences différentes, situées sur un plan tout autre.

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