In Limine
Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
Le sujet et ses concepts dans la société
Le voile de Maya, Wilfrid Moser, 1986

Le voile de Maya, Wilfrid Moser, 1986

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Le sujet et ses concepts dans la société

Il se cache bien des choses derrière les mots, et pas forcément ce que l’on croit ! Que l’on pense au travers d’un mot, d’une expression, ou d’un concept, et l’on s’imagine transposer face à nous, dans notre esprit, une réalité essentielle que désigne le mot et dont la conscience s’empare de part sa toute puissance illusoire, une vérité qu’est sensé contenir le mot, contenir et dominer.

Or le mot, et le langage, n’ont pour destin final de ne paraître que telles des constructions sociales, des conventions, issues de notre pensée, et la structurant en retours, et ne pouvant évoluer qu’au niveau de l’interprétation (l’origine « musicale » – et métaphorique – des mots se perd dans le cours inéluctable de la cristallisation des communautés humaines). Il s’agit donc de fiction qui « sépare » la réalité, interprétée, du monde sensible, véritablement présent à nos sens et rythmant nos affects.

Les concepts structurent l’espace et le temps de nos illusions réelles, de notre tragédie onirique. (L’espace de la séparation et le temps de la succession se font réalités devant les profondeurs de l’espace « principe unifiant et dispersant » et du temps « principe de simultanéité et instant artistique ekstatique » – M. Haar). Une illusion qui ne demande à chaque instant, ou plutôt à certains instants mieux choisis, qu’à se fêler afin que puisse surgir des interstices ainsi entrouverts la « joie tragique » portant avec elle l’esprit de la destruction, de l’offense ou de l’anéantissement des certitudes, et que puisse naître simultanément de cet extase l’élan créateur d’une nouvelle fiction, d’une nouvelle croyante, plus haute, plus forte…

Voici afin d’engager une réflexion sur la « nature » même du langage et des concepts, un extrait du document « Mille et une raison d’abolir la raison…. et la Nature par la même occasion, Dialogue entre Georges Lapierre et Bernard Pasobrola ». Ce document intégral en fichier pdf suit cet extrait. Je fais suivre ce passage d’un extrait de l’ouvrage de Michel Haar, « Nietzsche et la métaphysique » (Gallimard, 1993, pp. 110-115), Le langage comme symbole et comme sympôme.

La conception occidentale du mot et de son sens que tu relèves est bien aussi la conception que nous avons de la personne, de l’identité une et indivisible attachée d’ailleurs, cette identité, au nom que nous portons, en général une fois pour toute. L’idée que les concepts correspondent à leur « essence » et que cette « essence » est enfermée dans le mot est à rattacher à celle que nous nous faisons de l’être et, pendant que nous y sommes, de Dieu, cet invariant suprême. Le contenu reste identique à lui-même, il est donné une fois pour toutes. Quand je pense que chez les Dogon, par exemple, le nom change en fonction des grandes étapes de la vie et ne parlons pas des Huicholes qui vont recevoir jusqu’à une vingtaine de noms au cours de leur existence en fonctions des situations qu’ils sont amenés à connaître et à partager avec d’autres, chasses sacrées, pérégrinations à Wirikuta, la terre du peyotl, etc. Chez les Achuars dont nous parle Philippe Descola, l’identité est le résultat de l’échange, de l’action réciproque, de l’interaction entre les éléments entrant en communication (dans une relation d’échange). L’identité, toujours fluctuante et aléatoire est le résultat de la communication, en fait de l’activité sociale, que les peuples animistes élargissent à l’espace vital. Nous retrouvons cette évanescence dans les sociétés de type analogique, comme la société mésoaméricaine, où les dieux comme les concepts s’emboîtent les uns dans les autres et sont interchangeables, ce qui donne une grande fluidité au discours sur le monde. Les concepts comme les dieux puisent leur sens non en eux-mêmes mais en fonction du rôle qui leur est assigné dans la scène ou le drame qui se joue. Dans la langue nahuatl, les concepts clés sont toujours porteurs d’un sens double ou, mieux, c’est la conjonction de deux sens, parfois contraires, qui fait sens : Atl Tlachinolli, l’eau le feu, c’est la guerre sacrée, le sacrifice, le sang appelé à régénérer l’univers. Altepetl (Atl Tepetl) eau montagne, désigne le calpulli, le territoire de vie d’un groupe social et, par extension, la ville. In xochitl in cuicatl, la fleur le chant, la poésie (qui était la plupart du temps chantée). Ixtli Yollotl, visage cœur, l’être humain… Cette aptitude des Nahua est à mettre en relation avec leur conception duelle de l’univers et de la société et pour tout dire, de la réalité.

Le stéréotype a à voir avec tout le côté familier du concept. Un concept est tout de suite rempli par notre familier, il ne s’agit pas seulement de l’usage « familier » et banal que nous pouvons en faire et qui s’appuie sur une familiarité convenue avec le mot, mais plus précisément d’un non-dit, d’un contenu qui peut difficilement être dit car il est du domaine de la réalité. Le concept, par définition, nous parle du genre, il souligne notre relation au genre, notre foi dans l’activité générique, cette relation au genre est donnée, c’est notre familier, elle est implicite dès le départ et elle reste implicite. Peut-il en être autrement ? Nous n’avons pas d’ailleurs à l’expliciter puisqu’elle est notre point commun et qu’elle nous permet vaille que vaille de nous comprendre. La question se pose quand nous avons affaire à un autre mode de pensée, alors là oui, effectivement, il convient, dans la mesure du possible, mettre entre guillemets nos vérités, ou sortir l’artillerie des préjugés et autres stéréotypes.

[…]

Si nous considérons la vie sociale comme une invention des ancêtres, comme une pure création, toutes ces expressions de l’humain, les parures du corps, le langage des masques, la musique et la danse, ne sont que des modes poétiques d’être. Aujourd’hui, nous avons tendance à considérer le langage comme instrument de communication, nous le voyons sous l’angle fonctionnel, celle d’une communication très appauvrie, réduite à quelques grognements genre « passe moi le sel ou passe moi ta sarbacane » (Cf. les documentaires « savants » sur la préhistoire qui passent à la télé), la communication que nous connaissons, en fait, et nous prétendons que ce fut cette communication qui se trouvait au départ. Et si c’était tout le contraire ? En premier la communication riche, la poésie, le chant, les parures du corps et du mot, la palabre, la tchatche. Au départ il y a le plaisir de la communication, de l’échange, du don, du potlatch. Que reste-t-il à l’esclave mis au travail ? Les scarifications du fouet quand il est en bas de l’échelle ou son pénis et ses substituts comme le quatre-quatre quand il est en haut ?

[…]

LA VIE SECRETE DES DIEUX (extraits d’un ouvrage à paraître)

(…)

Philippe Descola1 distingue quatre grands modes identitaires, le totémisme, l’animisme, l’analogisme, le naturalisme. Pour notre part, nous préférons l’expression « mode de pensée », le « mode identitaire » n’étant qu’un moment, celui de la conscience de soi, contenu dans le mode de pensée proprement dit. Notre enquête traite du rapport qu’entretiennent les individus d’une civilisation donnée à cette totalité qu’est la pensée. Elle est principalement centrée sur le contenu des représentations religieuses. L’histoire des représentations religieuses reste l’histoire du concept même si de nos jours le concept prétend s’être émancipé du religieux, de la pensée comme réalité, pour se maintenir uniquement sur l’axe de la pensée comme conscience. Cette coupure est propre au monde occidental qui a inventé la physique, la nature opposée à la pensée, et qui, dans un contresens surprenant, a appelé réalité cette nature opposée à la pensée. Sur le plan ontologique, notre civilisation se trouve confrontée à la même confusion, le sentiment de l’être n’est donné que dans le flou, et dans l’inconsistance. L’affirmation « je suis un être humain » (sous entendu du fait que j’appartiens à une société et que j’en respecte les usages, les règles et les mécanismes d’échange) qui définit l’appartenance à un peuple, s’est dissout dans un ensemble d’automatismes liés à l’usage de l’argent, qui n’atteignent plus, ou que rarement, le seuil de la conscience. A partir de ce commencement, de cette conscience de soi comme réalité, autant dire comme pensée, Descartes avait pourtant découvert l’existence de Dieu, un Trobriandais, celle de l’esprit et un Tutsi, celle du sacré, chacun découvrant la pensée qui est toute la réalité (et aussi toute notre réalité), et dont nous sommes, « en pensée », plus ou moins proches.

La représentation que nous nous faisons de la réalité est fonction de cette même réalité c’est-à-dire de la civilisation (autant dire le monde ou le cosmos) dans laquelle nous vivons, c’est elle qui nous a construits et structurés, qui nous a fait être ce que nous sommes. Même les concepts qui se veulent objectifs, détachés de la vie sociale, les concepts scientifiques, avancent au pas de la civilisation qui les émet ; l’état de la théorie que ce soit dans les domaines aussi variés que la psychanalyse ou la physique quantique, n’est que l’expression imparfaite de l’état d’un monde, finalement ce que nous appelons science n’est qu’une introspection plus ou moins réussie, Hegel en avait eu l’intuition. En même temps que la pensée de la médiation se réalise en organisant la vie sociale, la vie sociale organise notre espace spirituel et mental, elle le modèle et le façonne. Notre appréhension de la réalité, notre vision du monde ou cosmovision, est déterminée par notre organisation sociale, chaque mode de pensée (animiste, naturaliste…) donne naissance à des cosmovisions qui sont de même nature, en fait qui obéissent à une même logique interne, un peu comme les variantes d’une même langue suivent les fondamentaux linguistiques contenus dans la langue mère. Nous trouvons partout dans le monde des peuples originaires qui ont gardé un mode de vie et un mode de pensée animistes, chacun d’eux aura développé une cosmovision originale, objet d’étude de nos anthropologues, mais toutes ces cosmovisions auront un air de famille, des traits communs qui les distingueront des autres cosmovisions issus d’autres modes de pensée, naturaliste ou analogique, par exemple. Nous pouvons voir le mode de pensée comme la matrice à partir de laquelle vont apparaître, se transformer et évoluer des systèmes de pensée.

En résumé, si nous reprenons les termes utilisés par les anthropologues, nous pouvons avancer quel mode de pensée naturaliste a pris naissance dans l’antiquité grecque, il y a plus de deux millénaires au sein d’un mode de pensée analogique, beaucoup plus ancien et dont la formation remonte au néolithique. Le mode de pensée dit naturaliste, qui établit une opposition définitive entre ce qui est du domaine de la nature et ce qui est du domaine de l’esprit, l’un étant irrémédiablement au service de l’autre, va au cours des siècles prendre de l’importance pour devenir, il y a peu, le mode de pensée dominant de la civilisation définie comme capitaliste, se caractérisant par la suppression infinie du travail d’autrui dans l’activité marchande. Le mode de pensée dit analogique a commencé avec la domestication des plantes et des animaux pour se développer avec la formation d’une hiérarchie au sein de la société et d’un État reposant sur la division et la spécialisation du travail ceci vers le Ve millénaire avant notre ère. Ce mode de pensée est apparu au sein d’un mode de pensée animiste propre aux sociétés originaires non hiérarchisées et connaissant une relation d’échange étroite et ritualisée (disons socialisée) avec son environnement. Ces modes de pensée forment comme des strates géologiques plus ou moins profondes à l’intérieur d’une société donnée. Dans la société européenne le mode de pensée animiste est enfoui avec les défenses de mammouth dans les profondeurs glacières de notre pensée et de nos mœurs alors que dans bien des sociétés africaines le mode de pensée dit naturaliste reste très superficiel et ne touche qu’une infime partie de la population.

(…)

Notre façon d’appréhender la réalité est fonction de notre mode de vie c’est-à-dire du mode de réalisation de la pensée de la médiation ou mode de communication que nous connaissons. L’expression « mode de pensée » rend compte de ce lien indissoluble entre notre manière d’appréhender la réalité et la réalité elle-même ou mode de réalisation de la pensée.

1 Descola (Philippe), Par-delà nature et culture , bibliothèque des sciences humaines, Gallimard, 2005.

 

 

Fichier PDF de « Mille et une raison d’abolir la raison » : Mille et une raison d abolir la raison

Il y aurait donc , peut-on dire vis-à-vis du langage, un « éloignement », métaphorique, ou analogique, du « Rythme » primitif des affects vers une symbolisation de plus en plus poussée, séparée, abstraite. Ce mouvement tend à construire un anthropocentrisme, et un anthropomorphisme lié au renversement du langage dans la Conscience en tant qu’expression suprême de la Création, en apportant à la toute puissance supposée de la Raison son fondement. Les « valeurs » de ce monde se trouvent donc liées à la séparation de l’Homme et de l’Univers, de l’Homme et de la Nature. Le renversement de ces « valeurs », de la morale dont le sens ne peut qu’être attaché à la contradiction de l’humanisation du monde et de la séparation de ce qui est humain et de ce qui ne l’est pas, ne devra-t-il pas passer avant tout par un élan vers une « redécouverte » de la musicalité de l’Univers « intime » ? Et le langage est un symptôme, symptôme de cet « éloignement », mais aussi avec lui, aujourd’hui, du mouvement décadent d’hyper-rationalisation des rapports de l’homme avec les autres êtres et avec lui-même. C’est par le langage et sa perte dans les méandres de l’utilitarisme et de la raison technologique que s’élabore une pensée visant à auto-transformer l’homme en une machine à l’efficacité assurée. Toute véritable action subversive passe par la « re-musicalité » du langage, acte artistique, poétique et musical, dont le sens est d’ « admettre la relativité de la langue » (M. Haar) en se plaçant à l’écoute des forces subtiles de la Création-Destruction, le Rythme du monde ; mais également, et comme par sa conséquence, de mettre à mal la manipulation du langage par la « réduction sémiologique » et la production métaphorique « artificielle » (le néo-langage, ou la « novlangue ») – car il ne s’agit plus là d’une création mais d’une « réaction » affirmant la conscience décadente d’une société fondée sur la mise-au-pas de la vie. Mais ne faudrait-il pas déjà au moins retrouver le sens premier des mots, re-connaître leur « es-sence » et ainsi rebâtir les fondements d’une « production » métaphorique plus haute, au-delà de ce qui est convenu, posé comme indépassable ?

Le langage comme symbole et comme symptôme

Il est remarquable que la majorité des développements sur l’origine du langage se concentre dans les années 1870-1873, et pourtant ne se limite pas à une interprétation bien connue qui est celle de La Naissance de la tragédie. Nietzsche formule en effet presque simultanément deux hypothèses, faisant dériver le langage tantôt de la musique, tantôt de la métaphore. Il ne découvrira que plus tard l’unité et la convergence de ces deux sources apparemment éloignées, mais sans jamais démentir ou même modifier ses positions initiales. L’intuition unique et constante de Nietzsche restera que le langage découle d’un élément prélinguistique qui le commande et qui est d’essence « esthétique ». La divergence apparente entre musique et métaphore se résoudra à partir de (ou au sein de) la volonté de puissance artistique, origine de toute opération de fiction. Notons que pour Nietzsche, contrairement à Platon et Heidegger, le logos est soumis à l’art ; il est une forme d’art et non pas l’art une forme de logos.

Dans La Naissance de la tragédie et les fragments de cette époque, le langage est décrit comme une manifestation qui traduit « symboliquement » dans la sphère apollinienne la « musique » dionysiaque. Ce terme de musique dionysiaque renvoie à un phénomène antérieur à l’art musical proprement dit, qu’il soit instrumental ou vocal : il désigne « la mélodie originelle des affects » (émotions, sensations, sentiments), c’est-à-dire leur rythme, leurs pulsations qui répondent aux fluctuations d’intensité du vouloir universel. Cette mélodie des affects, qui formera « l’arrière-fond tonal » de la langue, ne constitue pas un fondement absolu ; elle n’est à son tour que l’ « écho » des sensations de plaisir et de déplaisir qui composent le vouloir primitif. Mais en quel sens le langage est-il « symbole » ? Il l’est en tant que réplique radicalement infidèle. Le rapport entre la mélodie des affects et ses différents degrés d’objectivation que sont la musique comme art, la poésie épique ou lyrique, le langage prosaïque ou scientifique, s’établit, selon un schéma qui demeure platonico-schopenhauérien, comme rapport de reproduction, de copie, mais aussi rapport d’analogie d’où toute imitation exacte est exclue. Nietzsche utilise pour marquer ce rapport entre « musique » et langage le mot Abbild (« miroir musicale du monde », « miroir dionysiaque du monde »), mais aussi très souvent le terme de Gleichnis. Symboliser signifie donc ici reproduire analogiquement, avec de plus en plus de perte. Si la musique des musiciens est au même titre que le langage un code, un « langage chiffré des affects », la musique est une analogie encore dionysiaque, nocturne, alors que le langage est une analogie apollinienne, c’est-à-dire formelle et lumineuse, de la mélodie originelle. Il y a une impuissance fondamentale de la langue à révéler ce qu’elle prétend exhiber : « Le langage, en tant qu’organe et symbole de la manifestation (c’est-à-dire en tant que symbole de symbole) ne peut jamais tirer au-dehors le fond le plus intime de la musique. » Cependant toute langue possède une musicalité spécifique, un aspect vocal, qui est l’indice de son origine et qui va même jusqu’à constituer son universalité dans la mesure où l’ « arrière-fond tonal » est le «  même chez tous les hommes » et représente « un fond général et compréhensible par-delà la diversité des langues ». La langue se divise en effet en un aspect-signe, arbitraire et superficiel, lié au gestuel (tels mouvements de la bouche, prédominance de telles voyelles et consonnes) et un aspect-symbole, écho de la mélodie prélinguistique, traduction vaguement proportionnelle, par le rythme et les sonorités, de la mélodie des affects. Ainsi la dérivation se ferait selon une dégradation, une descente palier par palier, obéissant selon une pseudo-imitation, mais sans qu’il y ait aucune véritable continuité de l’émotion au son, et su son au signe. C’est pourquoi la poésie cherche en vain à reconstituer la musique affective qui a été perdue dès qu’il y a eu passage ou plutôt « saut » du son inarticulé au son intégré dans un gestuel. Toute langue se fonde, suivant ce schéma, sur une entropie, sur une déperdition de force qui seule permet la constitution fictive de l’universalité et des sens abstraits.

Cette même structure d’entropie se retrouvent dans les analyses de Vérité et mensonge au sens extra-moral, bien qu’il n’y soit nullement question de musique ni d’affects. Le point de départ est ici la perception. Toute expérience perceptive est « métaphore », c’est-à-dire transposition. Les images de l’intuition constituent déjà des transpositions du contact sensible le plus immédiat avec le monde : l’excitation nerveuse. Un second type de transposition se produira avec les mots et les concepts, métaphores tout à fait abstraites et arbitraires de ces premières métaphores. Chaque degré de transposition équivaut à un « saut complet d’une sphère à une autre ». En soulignant le caractère absolument gratuit de ce saut, Nietzsche ne rejette donc la « naturalité » du langage que d’un côté, du côté de la réalité, pour la réaffirmer de l’autre côté, du côté du sujet. L’activité « artistique » du sujet humain est bien l’origine du langage. Mais sans l’oubli de cette activité d’invention, de fiction, le sujet ne pourrait jamais accorder aux mots la généralité et l’objectivité. « C’est seulement l’oubli de ce monde primitif des métaphores […] c’est seulement le fait que l’homme oublie qu’il est un sujet… » qui lui permet de s’assurer la paix et la sécurité d’une logique. Oubli de soi et oubli aussi des différences infinies du sensible : l’oubli est la condition première du langage. Le langage est l’autodissimulation de l’état créatif dont il est issu. Mais ce n’est que par le biais de la répétition au plan collectif que cet oubli arrive à s’installer et à s’imposer sans retour. Le langage est fondé en effet non seulement sur l’oubli des métaphores (oubli de leur caractère fictif comme de leur caractère individuel et discret), mais sur la contrainte venant de la société qui force à ne recourir qu’aux métaphores les plus conventionnelles et les plus usées. Pour communiquer au sein du troupeau il faut transmettre exclusivement les métaphores dont le sens métaphorique est émoussé, perdu. Seul un certain type de « mensonge », de fiction totalement désamorcée, est socialement permis : langage, mensonge grégaire.

Pourtant, si le langage n’a pas une valeur d’imitation puisqu’il n’y a pas de transition réelle entre le sphère de l’image et celle du mot, il n’a pas non plus de valeur purement conventionnelle. La métaphore conserve une puissance de symbolisation dans la mesure où les mots entretiennent avec ce monde primitif qu’ils oublient un rapport d’allusion. La première fiction métaphorique n’est pas entièrement oubliée, car les mots sont des « résidus de métaphores » (nous soulignons) et les sphères hétérogènes de l’image et du mot sont reliées par un rapport esthétique. Le concept représente l’aboutissement d’un même travail de fiction commencé au niveau de l’intuition. Comme dans le rapport de la musique au langage, il y a une sorte d’émanatisme : les mots s’appuient sur des images effacées, mais seulement en partie. Dans le mot survit une trace d’expérience.

Mais ce qui tient par-dessus tout le langage hors de l’arbitraire, c’est sa valeur de symptôme : suivant les précédentes analyses, symptôme d’une force qui se perd (que ce soit perte du dionysiaque ou de l’unicité de l’intuition) qui se dissout dans un succédané grégaire, mais plus généralement symptôme d’une volonté de puissance, active ou réactive. – Il semblerait que toute langue puisse et doive être également et indifféremment symptôme de l’une comme de l’autre. Or, bien que le langage appartienne en quelque sorte de droit à la Volonté de Puissance artistique, donc affirmative, il se trouve de fait constamment récupéré par les forces réactives. Sans doute est-ce l’individu affirmatif, aristocratique, qui s’arroge le premier « le droit souverain de conférer des noms ». Ce sont les forts, les heureux, les bien-nés qui déterminent ainsi le sens originel du mot « bon », à partir de leur propre style de vie. Que signifie ce mythe de l’institution des noms par les maîtres ? (il s’agit bien d’un mythe puisque cela se passe dans un « autrefois » à jamais aboli.) Il traduit l’idéal de l’adéquation entre le mot et la force d’affirmation. Créer, si cela est encore possible, c’est innover dans la langue : « Tous ceux qui créent se cherchent de nouvelles langues. » Mais aujourd’hui, maintenant que les valeurs nobles ont perdu la prépondérance, les mots anciens sont repris et modifiés pour servir les valeurs inverses. Pour l’homme du ressentiment, l’homme du troupeau, les mots « bon » et « méchant » ne sont pas des créations propres : ce sont des mots de la langue noble dont le sens a été inversé. Le « bon » pour les réactifs « c’est précisément le bon de l’autre moral… réinterprété et déformé… ». De même que les faibles triomphent des forts, de même le sens abâtardi et affaibli des mots triomphe du sens fort. C’est pourquoi la généalogie est une philologie historique qui cherche à retracer la provenance des mots, à dévoiler les déformations de sens qui se situent derrière le sens actuel, à montrer aussi les mots ajoutés et les mots associés. Car l’instinct grégaire finit par être inventif (« et aussi pour trouver ses mots ») établissant par exemple secondairement un lien entre « bon » et « non égoïste ». Ainsi l’analyse symptomale du langage renvoie elle aussi à une phénoménologie de la déchéance.

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