In Limine
Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
Le rang ne se mesure qu’à sa limite

Potlatch

…Autant le désir d’attaquer l’ennemi est humain, spontané, naturel et immédiat, autant est artificielle et calculée l’impulsion de faire de la propagande dessus, d’en assumer la paternité, de s’en attribuer le mérite. Aux yeux de qui ? Si les auteurs d’une action se mettent en avant, c’est parce qu’ils veulent être reconnus, parce qu’ils veulent de distinguer, c’est-à-dire parce qu’ils veulent être admirés et suivis. Là commence le spectacle, là s’ouvre le bureau de recrutement. Ceux qui se mettent en lumière finissent inévitablement par parler au nom des autres. Il ne peut en être autrement, parce que c’est sur eux que les projecteurs sont braqués, c’est à eux qu’on passe le micro. Les autres, s’ils ne veulent pas se sentir utilisés, seront obligés de faire à leur tour un pas en avant ; les uns pour suivre les traces des premiers, les autres pour s’en distancier. La fin de l’anonymat marque la fin de l’égalité, le début de la représentation… (Extrait du texte L’anonymat, traduction de l’italien à partir d’Indymedia Athènes, 31 août 2013)

Fichier PDF de « L’anonymat » : L anonymat

Il y a d’une part l’impulsion à se dépasser soi-même, à engager le combat pour une cause, à « mettre sa vie en jeu » de telle façon qu’elle s’intègre « naturellement » dans le jeu du monde. Il y a d’autre part une double possibilité de le faire : en étant lucide envers sa propre individualité afin d’espérer « l’horreur » de la dépasser et d’en asseoir une nouvelle sur l’oubli qu’elle inspire alors (et l’individualité – activité – est une porte par laquelle s’engouffre la vie), ou bien de ne rester que l’individu du jeu qui s’approprie la gloire et, croit-on la puissance, afin de n’être que trop soi-même au travers des autres (et l’individualité – réactivité – est cette certitude dans laquelle s’enferme la vie). De cette seconde possibilité s’envisage le « rang » comme ce qui réintroduit sempiternellement l’individu au sein du labyrinthe et l’affaiblit inévitablement.

Potlatch Kwakiutl

 

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Le rang ne se mesure qu’à sa limite

(extrait de l’ouvrage de Georges Bataille, La part maudite, éditions de minuit, 1967, pp. 108-115)

Théorie du « Potlatch » : l’acquisition du « rang »

Sans doute le « potlatch » n’est-il pas réductible au désir de perdre, mais ce qu’il apporte au donateur n’est pas l’inévitable surcroît des dons de revanche, c’est le « rang » qu’il confère à celui qui a le dernier mot.

Le prestige, la gloire, le rang ne peuvent être confondus avec la puissance. Ou si le prestige est puissance, c’est dans la mesure où la puissance échappe elle-même aux considérations de force ou de droit auxquelles on la ramène d’habitude. Il faut même dire que l’identité de la puissance et du pouvoir de perdre est fondamentale. De nombreux facteur s’y opposent, interfèrent et l’emportent finalement. Mais à tout prendre ni la force ni le droit ne sont humainement la base de la valeur différentiée des individus. D’une façon décisive, et dans des survivances claires, le rang varie suivant l’aptitude d’un être individuel au don. Le facteur animal (l’aptitude à vaincre dans un combat) est lui-même subordonné, dans l’ensemble, à la valeur du don. C’est certes le pouvoir de s’approprier une place ou des biens, mais c’est aussi le fait de l’homme qui s’est mis lui-même en jeu tout entier. L’aspect de don du recours à la force animale est d’ailleurs accusé dans les combats pour une cause commune, à laquelle le combattant se donne. La gloire, conséquence d’une supériorité, est elle-même autre chose qu’un pouvoir de prendre la place d’autrui ou de s’emparer de ses biens : elle exprime un mouvement de frénésie insensée, de dépense d’énergie sans mesure, que suppose l’ardeur au combat. Le combat est glorieux en ce qu’il est toujours au-delà du calcul à quelque moment. Mais on a mal saisi le sens de la guerre et de la gloire s’il n’est rapporté, pour une part, à l’acquisition du rang par une dépense inconsidérée des ressources vitales, dont le potlatch est la forme la plus lisible.

Théorie du « Potlatch » : premières lois fondamentales.

Mais s’il est vrai que le potlatch demeure inverse d’une rapine, d’un échange profitable ou, généralement, d’une appropriation de biens, l’acquisition n’en est pas moins la fin dernière. Comme le mouvement qu’il ordonne diffère du nôtre, il est à nos yeux plus étrange, partant plus susceptible de révéler ce qui d’habitude nous échappe, et ce qu’il nous apprend est notre ambiguïté fondamentale. On en peut tirer les lois suivantes et, sans doute, l’homme n’est pas définissable une fois pour toutes (en particulier ces lois jouent différemment, même leurs effets sont neutralisés, à de différentes étapes de l’histoire), néanmoins elles ne cessent jamais, à la base, d’exposer un jeu de forces décisif :

  • un surcroît de ressources dont les sociétés disposent d’une façon constante, en certains points, à certains moments, ne peut être l’objet d’une pleine appropriation (on ne peut en faire un emploi utile, on ne peut l’employer à la croissance des forces productives), mais la dilapidation de ce surcroît devient elle-même objet d’appropriation ;

  • ce qui dans la dilapidation est approprié est le prestige qu’elle donne au dilapidateur (individu ou groupe), qui est acquis par lui comme un bien et qui détermine son « rang » ;

  • réciproquement, le « rang » dans la société (ou le « rang » d’une société dans son ensemble) peut être approprié de la même façon qu’un outil ou un champs ; s’il est finalement source de profit, le principe n’en est pas moins déterminé par une dilapidation résolue de ressources qui auraient pu, en théorie, être acquises.

Théorie du « Potlatch » : l’ambiguïté et la contradiction

Si les ressources qu’il détient sont réductibles à des quantités d’énergie, l’homme ne peut les réserver sans cesse aux fins d’une croissance qui ne peut être infinie, qui surtout ne peut être continuelle. Il lui faut gaspiller l’excédent, mais il reste avide d’acquérir alors même qu’il fait le contraire, et il fait du gaspillage même un objet d’acquisition ; les ressources une fois volatilisées, demeure le prestige acquis par qui gaspille. Le gaspillage dilapide à cette fin ostensiblement, en vu d’une supériorité qu’il s’attribue par ce moyen sur les autres. Mais il utilise à contresens la négation qu’il fait de l’utilité des ressources qu’il gaspille. Il fait ainsi tomber dans la contradiction non seulement lui-même mais en entier l’existence de l’homme. Celle-ci dès lors entre dans une ambiguïté où elle demeure : elle place la valeur, le prestige et la vérité de la vie dans la négation de l’emploi servile des biens, mais au même instant fait de cette négation un emploi servile. D’une part, dans la chose utile et saisissable, elle discerne ce qui, lui étant nécessaire, peut lui servir à croître (ou à subsister), mais, si l’étroite nécessité cesse de la lier, cette « chose utile » ne peut en entier répondre à ses vœux. Elle appelle dès lors l’insaisissable, l’emploi inutile de soi-même, de ses biens, le jeu, mais elle tente de saisir ce qu’elle voulut elle-même insaisissable, d’utiliser ce dont elle refusa l’utilité. Il ne suffit pas à notre main gauche de savoir ce que donne la droite : tortueusement, elle tâche à le reprendre.

Le rang est tout entier l’effet de cette volonté gauchie. Le rang est en un sens l’opposé d’une chose : ce qui le fonde est sacré et l’ordonnance générale des rangs reçoit le nom de hiérarchie. C’est le parti pris de traiter comme une chose – disponible et utilisable – ce dont l’essence est sacrée, ce qui est parfaitement étranger à la sphère profane utilitaire, où la main, sans scrupules, à des fins serviles, lève le marteau et clou le bois. Mais l’équivoque n’obère pas moins les exigences de l’opération profane qu’elle ne vide de sens et ne change en une apparente comédie la violence du désir.

Ce compromis donné dans notre nature annonce ces enchaînements de leurres et de faux-pas, de pièges, d’exploitations et de rages qui ordonnent à travers les temps l’apparente déraison de l’histoire. L’homme est nécessairement dans un mirage, sa réflexion le mystifie lui-même, tant qu’il s’obstine à saisir l’insaisissable, à employer comme des outils des transports de haine perdue. Le rang, où la perte est changée en acquisition, répond à l’activité de l’intelligence, qui réduit les objets de pensée à des choses. En effet, la contradiction du potlatch ne se révèle pas seulement dans toute l’histoire, mais plus profondément dans les opérations de pensée. C’est que généralement, dans le sacrifice ou le potlatch, dans l’action (dans l’histoire) ou la contemplation (la pensée), ce que nous cherchons est toujours cette ombre – que par définition nous ne saurions saisir – que nous n’appelons que vainement la poésie, la profondeur ou l’intimité de la passion. Nous sommes trompés nécessairement puisque nous voulons saisir cette ombre.

Nous ne pourrions accéder à l’objet ultime de la connaissance sans que la connaissance fût dissoute, qui le veut ramener aux choses subordonnées et maniées. Le problème dernier du savoir est le même que celui de la consumation. Nul ne peut à la fois connaître et ne pas être détruit, nul ne peut à la fois consumer la richesse et l’accroître.

Théorie du « potlatch » : le luxe et la misère.

Mais si l’exigence de la vie des êtres (ou des groupes) détachés de l’immensité vivante définit un intérêt auquel toute opération est rapportée : le mouvement général de la vie n’en est pas moins effectué par-delà l’exigence des individus. L’égoïsme en définitive est trompé. Il semble l’emporter e tracer une limite irrémédiable, mais il est débordé de toutes façons. Dans doute les rivalités des individus entre eux retirent à la multitude le pouvoir d’être immédiatement débordée par l’exubérance globale de l’énergie. Le faible et rançonné, exploité par le fort, qui le paye de mensonges flagrants. Mais cela ne saurait changer les résultats d’ensemble, où l’intérêt individuel est tourné en dérision, et où le mensonge des riches est changé en vérité.

C’est qu’en définitive la possibilité de croître, ou d’acquérir, ayant en un point sa limite, l’objet de l’avidité de toute existence isolée, l’énergie, est nécessairement libérée : libérée vraiment sous la couverture du mensonge. En définitive, les hommes mentent, s’efforcent de rapporter à l’intérêt cette libération : cette libération les entraîne plus loin. Dès lors, en un sens, ils mentent de toutes façons. L’accumulation individuelle des ressources est en principe vouée à la destruction : les individus qui l’effectuent ne possèdent pas vraiment, cette richesse, ce rang. Dans des conditions primitives, la richesse est toujours analogue à ces stocks de munitions, qui expriment avec tant de netteté l’anéantissement, non la possession de la richesse. Mais cette image n’est pas moins juste s’il s’agit d’exprimer la vérité non moins risible du rang : c’est une charge explosive. L’homme de haut rang n’est primitivement qu’un individu explosif (explosifs, tous les hommes le sont, mais il l’est de façon privilégiée). Sans doute, il tente d’éviter, du moins de retarder l’explosion. Il se ment dès lors à lui-même en prenant dérisoirement sa richesse et son pouvoir pour ce qu’ils ne sont pas. S’il réussit à en jouir paisiblement, c’est au prix d’une méconnaissance de lui-même, de sa véritable nature. Il ment au même instant à tous les autres, devant lesquels il maintient au contraire l’affirmation d’une vérité (sa nature explosive), à laquelle il tente d’échapper. Bien entendu, il sombrera dans ces mensonges : le rang sera réduit à une commodité d’exploitation, à une source éhonté de profits. Cette misère ne saurait interrompre d’aucune façon le mouvement de l’exubérance.

Indifférent aux intentions, aux réticences et aux mensonges, lentement ou soudainement, le mouvement de la richesse exsude et consume les ressources d’énergie. Cela semble souvent étrange, mais non seulement ces ressources suffisent : si elles ne peuvent être en entier consommées productivement, un surcroît reste d’habitude, qui doit être anéanti. À première vue, le potlatch effectue mal cette consumation. Le destruction des richesses n’en est pas la règle : elles sont communément données, en conséquence la perte dans l’opération est réduite au donateur : l’ensemble des richesses est conservé. Mais ce n’est là qu’une apparence. Si le potlatch aboutit rarement à des actes en tout points semblables à ceux du sacrifice, il est néanmoins la forme complémentaire d’une institution dont le sens est de retirer à la consommation productive. Le sacrifice, en général, retire de la circulation profane des produits utiles ; les dons du potlatch, en principe, mobilisent des objets dès l’abord inutiles. L’industrie du luxe archaïque est la base du potlatch : cette industrie dilapide évidemment les ressources représentées par les quantités de travail humain disponibles. Ce sont, chez les aztèques, « des manteaux, des jupons, de précieuses chemises de femme ». Ou « des plumes de riches couleurs…, des pierres taillées…, des coquillages, des éventails, des palettes d’écaille…, des peaux de bêtes féroces préparées et ornées de dessins ». Dans le Nord-Ouest américain, les canots et les maisons sont détruits, les chiens ou les esclaves sont égorgés : ce sont des richesses utiles. Essentiellement les dons sont des objets de luxe (ailleurs les dons de nourriture sont voués dès l’abord à la vaine consumation des fêtes).

On pourrait même dire que le potlatch est la manifestation spécifique, la forme significative du luxe. Au-delà des formes archaïques, en fait le luxe a gardé la valeur fonctionnelle du potlatch, créateur de rang. Le luxe détermine encore le rang de celui qui l’étale, et il n’est pas de rang élevé qui n’exige un apparat. Mais les calculs mesquins de ceux qui jouissent du luxe sont débordés de touts côtés. À travers les malfaçons, ce qui luit dans la richesse prolonge l’éclat du soleil et appelle la passion : ce n’est pas ce qu’imaginent ceux qui l’ont réduit à leur pauvreté, c’est le retour de l’immensité vivante à la vérité de l’exubérance. Cette vérité détruit ceux ceux qui l’ont prise pour ce quelle n’est pas : le moins qu’on en puisse dire est que les formes présentes de la richesse décomposent et font une dérision de l’humanité ceux qui s’en croient les détenteurs. À cet égard la société actuelle est une immense contrefaçon, où cette vérité de la richesse est passée sournoisement dans la misère. Le véritable luxe et le profond potlatch de notre temps revient au misérable, s’entend à celui qui s’étend sur la terre et méprise. Un luxe authentique exige le mépris achevé des richesses, la sombre indifférence de qui refuse le travail et fait de sa vie, d’une part une splendeur infiniment ruinée, d’autre part une insulte silencieuse au mensonge laborieux des riches. Au-delà d’une exploitation militaire, d’une mystification religieuse et d’un détournement capitaliste, nul ne saurait retrouver désormais le sens de la richesse, ce qu’elle annonce d’explosif, de prodigue et de débordant, s’il n’était la splendeur des haillons et le sombre défi de l’indifférence. Si l’on veut, finalement, le mensonge voue l’exubérance de la vie à la révolte.

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