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Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
Les fantômes (Tanguy L’Aminot)
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Les fantômes

(Extrait de l’ouvrage de Tanguy L’Aminot, Max Stirner, Le philosophe qui s’en va tout seul, L’insomniaque, 2012, pp. 41-44)

Cette révolte de l’individu [contre l’Idéal élevé en tant que sacré, le culte moderne de l’Esprit et de l’Homme NdIL] est difficile, parce qu’elle a surtout à vaincre des fantômes : ceux que l’esprit humain a créés, ceux que les divers pouvoirs proposent à chacun pour mieux le contrôler.

Stirner aboutit à ce paradoxe que l’individu est asservi de manière très rigide par des idées et des êtres inconsistants. Telle la prison d’air de Merlin, des barreaux l’entourent qu’il ne peut franchir, mais qui se multiplient et restreignent son espace vital, son pouvoir. Stirner n’a qu’à puiser chez Hegel pour trouver l’illustration de la marche de l’Esprit. Ce dernier aspire à devenir tout dans tout et n’est jamais satisfait de ses conquêtes. Chaque homme doit réaliser en lui cet esprit et tout faire pour atteindre la perfection qu’il exige. C’est là une marche logique, dont Stirner retrace les étapes à travers l’évolution de l’enfant à l’homme mûr.

Au début de son livre, Stirner reprend à son compte la triade hégélienne exprimée dans La Phénoménologie de l’Esprit. Hegel y montrait comment la conscience s’occupait de l’objet alors que la conscience de soi n’avait de rapport qu’avec l’idée. La raison venait heureusement résoudre ce conflit en donnant à la conscience la certitude d’être toute la vérité. Stirner va, quant à lui, appliquer cette démarche à l’individu. Il va montrer comment l’enfant est attaché aux choses, incarnant ainsi l’idéalisme, puis comment l’adolescent s’éprend des idées, incarnant maintenant le réalisme, pour céder la place à l’homme mûr qui réalise enfin l’égoïsme. Cette triade qu’Henri Arvon considère comme la clef de voûte de la pensée stirnérienne, précise bien que l’idéalisme correspond à un stade immature de l’évolution et exprime finalement « moins le joug pesant de l’idée que la volonté ferme de la secouer »1.

Cette triade se retrouve d’ailleurs chez Stirner dans les autres schémas qu’il propose. Le schéma historique d’abord, qui oppose les Anciens et les Modernes, le monde antique et le monde chrétien ; le schéma géographique qui traite de l’Afrique et de l’Asie, à travers les Nègres et les Mongols. Cette configuration et ce vocabulaire sont empruntés aussi à Hegel qui l’utiisait pour exposer la marche de l’esprit absolu, unique but de l’esprit universel. Stirner reprend, amplifie et détourne la réflexion hégélienne d’une manière toute personnelle et fort contestable d’un point de vue historique, encore qu’on ne puisse guère le lui reprocher puisqu’il avait lui-même averti qu’il ne prétendait « ni à la profondeur ni même à une authentique solidité ». Plus qu’une leçon d’histoire, Stirner donne là une illustration destinée à éclaircir son propos.

Dans ce développement, les Modernes, puis les Mongols sont ceux chez qui l’esprit l’a emporté. Stirner n’a pas de mal à démontrer que la personne rebute le chrétien parce qu’elle est égoïste. Seuls l’intéressent l’Esprit, la liberté spirituelle et le monde qui se cache derrière les choses, c’est-à-dire le monde spirituel. En aucun cas, le chrétien n’est satisfait de ce qu’il est ni de ce qu’il voit et n’aspire qu’à l’idéal. Le Mongol ou le chinois, explique Stirner, n’a pas agit différemment. Il a construit le Ciel de la morale et s’est prosterné devant les dieux qu’il a créés. Quant aux Caucasiens, c’est-à-dire l’ensemble des peuples européens – que Stirner, influencé par les études indo-européennes de Franz Bopp, désigne ainsi -, ils ont bien tenté de prendre d’assaut ce ciel, mais seulement pour en refaire un meilleurs. « Réformes et améliorations sont le mongolique du Caucasien. » Le cas de Feuerbach est significatif pour Stirner. Malgré son opposition au christianisme, à Hegel et à la philosophie absolue, ses efforts émancipateurs sont restés empêtrés de théologie :

Avec l’énergie du désespoir, Feuerbach porte la main sur le contenu global du christianisme, non pas pour le rejeter, mais pour le faire sien, pour tirer de son ciel, en un ultime effort, ce christianisme longtemps désiré et toujours inaccessible, et le conserver éternellement en se possession. N’est-ce pas là une dernière tentative désespérée, une tentative du tout pour le tout, où s’exprime en même temps la nostalgie chrétienne, cette aspiration à l’au-delà ?2

Feuerbach a simplement remplacé Dieu par l’Homme et il a conservé l’esprit. Où que l’on se tourne, règne ce dernier et l’individu est aliéné.

Pour Stirner, l’esprit n’a en effet de rapport qu’avec l’esprit. Il existe un fossé infranchissable entre l’homme de chair et d’os et lui. Le corps existe certes chez les serviteurs de l’idéal, mais pour être la demeure terrestre de l’esprit et rien d’autre. L’esprit est le créateur d’un monde spirituel et il n’existe que quand il crée du spirituel :

Il est dans la nature même de l’esprit qui doit exister en tant qu’esprit pur, d’être transcendant ; en effet, comme Je ne suis pas cet esprit, il ne peut M’être qu’extérieur et aucun homme ne se résumant complètement dans le concept d’ « esprit », l’esprit pur, en soi, ne peut qu’être en dehors de l’homme, au-delà du monde humain, non terrestre mais céleste.3

L’esprit reste étranger à l’individu par sa nature même, qu’il soit esprit divin ou humain. Il ne peut que donner naissance à un monde sacré qui demeure intouchable et sans rapport avec la vie, parce qu’il est toujours supérieur à celui qui en est possédé. Ce dernier cherche un monde supra-sensible derrière la monde sensible et le trouve puisqu’il le crée de toute pièce. Un au-delà subsiste ainsi à l’intérieur de l’homme, qui est la transposition insidieuse de l’au-delà théologique. Les sens ne saisissent rien de ce monde, mais l’esprit y vit. Stirner définit également cet univers sous le nom de sacré :

Le sacré n’existe pas non plus pour Tes sens, Tu ne découvres jamais sa trace en tant qu’être sensible, il n’existe que pour Ta foi ou, plus précisément, Ton esprit : car il est lui-même spirituel, un esprit, esprit pour l’esprit.4

Même s’il prend forme humaine, ce monde n’en perd pas pour autant son caractère sacré. Le discours des jeunes Hégéliens est sur ce point révélateur. Ils sont passé d’un sacré supraterrestre à un sacré terrestre, du culte de Dieu à celui de l’Homme.

Le produit de cette évolution – Stirner le dénonce à maintes reprises – est l’instauration du sacré dans la société sous la forme de la hiérarchie, et au cœur de l’individu sous la forme de la morale. Des valeurs sont ainsi instituées qui définissent ce qui inférieur et ce qui est supérieur, ce que chacun peut faire ou ne pas faire, et qui conduisent au respect face à telle ou telle pensée ou au scandale face à telle autre. Au lieu d’élever l’individu, l’esprit le pousse à être soumis :

Devant le sacré, on perd tout sentiment de force et tout courage, on a avec lui des rapports d’impuissance et d’humilité. Pourtant, rien n’est sacré en soi, mais seulement parce que Je l’ai déclaré sacré par Ma sentence, Mon jugement, Ma génuflexion, bref Ma conscience.5

Stirner établit ainsi une généalogie de la morale dans laquelle il montre comment, du Moyen âge à Luther et Descartes, les philosophes se sont appliqués à donner au christianisme son maximum d’efficacité. La philosophie a certes mis à mal le monde divin, religieux et politique, mais elle a aussi consacré les concepts qui régissaient ces univers. « On hésita peu à se révolter contre l’État et à renverse les lois existantes ; mais qui eût osé pécher contre l‘idée d’État, refuser de se soumettre au concept de loi ? »6. Et Stirner de dresser une liste des idées sacrées que les pouvoirs présentent à l’homme comme étant sa « mission » : Dieu, Travail, Famille, Patrie, Science, le Roi, la Reine et son petit mitron, toutes causes qui trouvent à toutes les époques parmi les foules aliénées tant de serviteurs fidèles. Une fois qu’il a intégré la mission qu’on lui propose, l’individu n’a plus d’autre envies que d’être un bon Citoyen, de traverser dans les clous, de penser « bien » et de faire la morale à ceux qui pensent « mal », d’aller mettre un bulletin dans l’urne les jours où c’est autorisé, de manger bio ou de sauver la planète en consommant mieux, selon les directives des médias, des partis ou de l’opinion soi-disant général. Le flic et l’esclave voisinent en lui pour le meilleur des mondes possibles.

Pour Stirner, le monde du sacré est un monde fantômes. Il peut avoir une apparence humaine, mais cela ne lui enlève pas son caractère supraterrestre. Toutes ces valeurs auxquelles on soumet l’individu pour mieux l’asservir à l’autorité et au pouvoir de quelques-uns, n’ont d’existence que par la foi. Si les hommes cessent de leur donner un quelconque crédit, ils s’en libèrent du même coup. Stirner retrouve ici La Boétie quand il écrivait à propos de ce maître que les hommes font si grand : « Soyer résolus de ne servir plus, et vous voilà libre. Je ne veux pas que vous le poussiez ou le branliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez comme un grand Colosse, à qui on a dérobé la base, de son poids même fondre en bas, et se rompre.7 » En prenant en compte son intérêt personnel, l’individu se défait de sa soumission, car l’égoïste est l’ennemi du sacré sous toutes ses formes et s’oppose à ses lois : à la durée, il préfère l’instant présent, à la rigidité la dissolution, à l’autorité la création et à la domination des idées leur propriété pour une jouissance sans entraves. L’Unique déclare en effet :

De même que Je Me découvre derrière les choses en tant qu’esprit, Je dois Me découvrir plus tard derrière les pensées en tant que leur créateur et propriétaire. Au temps des esprits, les pensées se détachaient de Ma tête, qui les avait enfantées, pour s’épanouir au-dessus d’elle, M’entourant comme les créations d’un délire et M’ébranlant de leur épouvantable puissance. Elles avaient pris elles-mêmes corps, étaient devenues des esprits comme Dieu, l’Empereur, le Pape, la Patrie, etc… Mais si Je détruit leur corporéité, Je la réintègre dans la Mienne et Je dis : Moi seul existe en chair et en os. Alors, Je prend le monde pour ce qu’il est pour Moi, comme Mien, comme Ma propriété : Je rapporte tout à Moi.8

L’égoïsme est bien le facteur de dissolution des idées fixes, du sacré et des fantômes. En rapportant tout à lui, Stirner effectue avant Nietzsche un véritable renversement des valeurs. Ce n’est plus en fonction des idéaux qu’il faut penser le monde et agir, mais uniquement en fonction de l’individu, en tout ce qu’il a de singulier…..

1H. Arvon, Aux sources de l’existentialisme : Max Stirner, Paris, Presses universitaires de France, 1954, p.30

2Max Stirner, Oeuvres complètes, L’Unique et sa propriété et autres écrits, traduites par P. Gallissaires et A. Sauge, Lausanne, L’Àge d’homme, 1972, p. 106

3Max Stirner, op. cit, p. 105

4op. cit. p. 109

5op. cit. p. 138

6op. cit. pp. 150-151

7La Boétie, Oeuvres politiques, Paris, Éditions sociales, 1971, p. 49

8Max Stirner, op. cit. pp. 89-90

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