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La Grande Politique (Par Karl Jaspers)
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La Grande Politique

(Extrait du livre de Karl Jaspers, Nietzsche, introduction à sa philosophie, éd. Gallimard, 1950, rééd. de 1978, pp. 253-258)

La nostalgie de l’homme véritablement homme amène Nietzsche à désespérer de chacune de ses formes réelles. Le savoir de la vérité lui en enlève toute consistance. Le regard qu’il jette sur l’époque lui fait percevoir un processus mondial de décomposition. Nietzsche est poussé en avant comme par un destin qui l’assaille, par une négativité qui ne s’arrête nulle part. Il ne cherche pas cette négativité comme telle ; dans la situation qui en résulte pour lui, il cherche toujours quelque chose de positif. Mais ce quelque chose n’est pas l’image positive de l’homme véritable, qui maintenant doit apparaître, une indication pour améliorer l’époque, l’établissement d’une vérité nouvelle qui restera. Le positif ne saurait se confondre avec toute espèce de réforme. Parce que dans son absence de prévention, il ne s’effraie plus de rien, il abandonne toute obligation (qu’elle soit religieuse, morale, philosophique, scientifique, politique), regardée jusqu’ici comme allant de soi, pour en venir au principe dernier des possibilités humaines en général. C’est pour atteindre celui-ci qu’il élabore sa « grande politique », sa métaphysique de la « volonté de puissance », sa mystique de « l’éternelle retour ». Les penseurs qui le précédaient avaient toujours gardé un cadre, à l’intérieur duquel ils faisaient l’essai de leurs nouveautés ; il y avait toujours eu un monde qui, non en tant que tout, mais dans ses contenus, ses domaines, ses tâches particulières était étranger à sa conscience. Maintenant il faut tout recommencer dès le principe. Aussi la volonté nietzschéenne de positif se caractérise par l’impossibilité d’embrasser la totalité de ce qui n’est pas encore et qui, dès qu’il est affirmé, peut facilement être méconnu et réduit à une réalité positive particulière.

La « grande politique » de Nietzsche ne résulte pas de soucis particuliers, mais d’un soucis unique traversant tout son être et portant sur le futur et sur le rang de l’homme. Que l’homme croisse et atteigne ses plus hautes possibilités, c’est ce qui inspire les normes commandant la pensée politique de Nietzsche. Celle-ci se place à trois point de vue.

1° Nietzsche tire au clair la réalité politique (état, guerre et paix, la situation actuelle de la démocratie européenne). Il ne cherche pas à atteindre ce qui en dernière analyse fonde un savoir définitif, mais à fonder ses jugements de valeur sur les imminentes exigences des possibilités humaines. Tirés au clair dans le savoir, les faits feront leurs preuves ou disparaîtront devant ces valeurs, aussi bien déterminées dans leur principe, que conceptuellement indéterminées dans leur extension.

2° La grande politique de Nietzsche est continuelle imagination de l’avenir, non pour savoir ce qui se passera réellement (aucun homme ne peut le savoir), mais pour avoir activement devant les yeux les possibilités de ce qui viendra. Il s’agit de l’avenir qui ne doit pas être considéré comme quelque chose de déjà fixé, mais qui est à produire. Cet avenir politiquement actif est encore totalement indéterminé. Aussi Nietzsche dit : « J’aime l’ignorance de l’avenir ». Mais la vision des possibilités futures détermine le vouloir présent, et cela, de façon d’autant plus essentielle, que le tout des possibilités exerce son action dans un domaine plus vaste : « je vais vous enseigner à suivre mon vol dans des avenirs lointains ». Grâce au médium des possibilités, l’avenir, comme objet de vouloir, agit sur notre maintenant. En effet, l’avenir est tout autant condition du présent, que le passé. « Ce qui deviendra et ce qui doit devenir est le fondement de ce qui est ».

Cependant la polyvalence du possible ne permet pas de percevoir l’authentique futur sous la forme d’une ligne une ; une vision de l’avenir fera défaut à Nietzsche tout autant qu’un programme définitif pour celui-ci. Aussi, malgré la plastique du détail, la pensée de Nietzsche sur l’avenir désillusionne le lecteur qui voit ses affirmations se décomposer en contradictions multiples, alors qu’il attend une vérité claire et proférable, à laquelle il pourrait s’attacher. Au lieu de savoir comment l’avenir devient, Nietzsche veut, par delà la clarté des possibilités de l’avenir, imaginées de façon déterminée, inventer « le mystère de l’avenir ».

En imaginant l’avenir la grande politique devient conscience décisive du moment actuel. Si toujours le présent est compris dans la perspective la plus vaste, alors on devient véritablement clairvoyant sur son temps. Cette clairvoyance est la cause du chagrin de Nietzsche et de ses exigences inouïes. Selon lui, le moment actuel est unique. Tout annonce que « notre culture européenne marche… vers une catastrophe : comme un courant qui cherche le terme, qui ne se réfléchit plus ».

3° Dans cette situation extrême, il faut pour écarter le danger, quelque chose d’extrême. Des profondeurs de l’homme doit naître l’élément nouveau capable de maîtriser la ruine des millénaires. Mais, rien ne se passe encore : « Qu’attendons-nous ? N’y a-t-il pas un grand bruit de hérauts et de trompettes ? Il y a un silence qui étrangle : nous écoutons déjà depuis trop longtemps ». Tout est préparé pour une transformation complète, « à manquer il n’y a plus que les grands hommes qui peuvent convaincre ». Nietzsche s’imagine ces hommes dans la grandiose d’un désert effroyable. La tâche de la grande politique doit s’accomplir par eux. Qu’ont-ils à faire dans cet instant ? Ils seront ceux qui changent radicalement toutes valeurs, et par là, les législateurs.

Mais si le principe de la grande politique se trouve dans le renversement des valeurs issu du regard sur la totalité de l’avenir humain, par sa rupture avec toute l’histoire Nietzsche ne veut cependant pas recommencer à partir du néant. Dans son essai pour se rendre indépendant de l’histoire traditionnelle, il ne veut pas perdre l’histoire, dont il s’agit maintenant de venir à bout. C’est seulement l’ampleur des possibilités de saisie de l’avenir comme du passé qui permet la possibilité d’un principe nouveau. Aussi écrit-il : « Le droit à mes propres valeurs, d’où l’ai-je pris ? Aux droit de toutes les valeurs anciennes, et aux limites de ces valeurs ».

C’est la politique de Nietzsche, non la petite politique fonction de la situation particulière d’un état, non la politique courante, fonction de l’effective action politique du moment, qui a cette origine antérieure à toute action déterminée. Nietzsche l’appelle : création. La possibilité de concevoir la pensée politique de Nietzsche résulte ici de la vision de la source créatrice dans une réaction contre tout ce qui est pure fixité ; elle n’existe que par son mouvement vers un avenir encore indéterminé. Le législateur créateur la fondera.

Nous allons suivre les trois points de vue de Nietzsche, qui sont emmêlés ; son éclairante intuition de la réalité politique, ses visions d’un avenir possible, la tâche qu’il impose à la grande politique. Il nous d’abord indiquer de façon indirect ce qui caractérise par contraste l’essence de la pensée politique de Nietzsche :

Ce que Nietzsche appelle sa « grande politique » ne lui apparut un problème décisif qu’après ses renoncements. Dans sa jeunesse, au lieu de penser politique il vivait dans l’espérance active du renouvellement de la culture allemande grâce à l’art de Wagner. Puis il rêva d’un cloître séculier, d’un ordre de la connaissance, qui ne veut plus changer le monde, mais comprendre l’être ; ce rêve naît justement d’un éloignement de la politique : « et en fin de compte, de quoi s’occuperait dès lors la noblesse, s’il apparaît de jour en jour plus clairement qu’il est indécent de s’occuper de politique ». C’est seulement dans son éloignement du monde, sa solitude, que, méditant sur la totalité de la condition humaine jusque dans l’avenir le plus éloigné, Nietzsche cherche finalement le but : la grande politique doit par l’image qu’elle donne de la situation du monde, décider de l’époque et par là ce qu’il advient de l’homme. Nietzsche croit voir que les tâches de cette politique sont « d’une hauteur pour laquelle, jusqu’à présent, le concept a manqué ». En effet « si la vérité commence à lutter contre le mensonge des millénaires, nous connaîtrons des commotions… qu’on avait jusqu’ici jamais imaginées. Le concept de politique m’est totalement réduit à une guerre des esprits. C’est moi qui suis du principe de la grande politique sur terre ».

Pour opposer sa politique à la façon dont, après le succès de 1870-1871, dominé par la politique du jour, son entourage donnait, dans une bourgeoise satisfaction, une fausse importance à l’événement de l’instant et ne justifiait jamais que la puissance de fait comme telle, Nietzsche s’appelle « le dernier allemand anti-politique » ; il raille « les savants qui deviennent hommes politiques et auxquels est dévolu d’ordinaire le rôle comique de bonne conscience d’une politique » ; de la philosophie il prononce : « Toute philosophie qui croît qu’un événement politique peut déplacer ou même résoudre le problème que nous posons par notre être est une philosophie de plaisanterie, une philosophie de mauvaise aloi ».

Si on compare Nietzsche à d’autres penseurs politiques, ils partagent tous, en opposition avec lui, une conception limitée du politique. Le plus souvent, celui-ci leur apparaît englobé en Dieu ou dans la transcendance, ou ne concerne qu’une réalité humaine spécifiquement particulière. Chez Hegel par exemple, la pensée politique s’actualise grâce à l’esquisse de totalité en un subsistant devenir. Comme tout systématique, elle exprime la conscience de soi d’une réalité effective, elle est en particulier justification et rejet et remplie de la conscience substantielle de l’englobant. Chez Machiavel elle se développe en fonction de réalités particulières et de leur signification pour les lois véritables du pouvoir. Alors on développe des types de situations et des règles de conduites, soit dans le sens d’une technique politique, soit sous l’inspiration de la volonté de puissance, de la présence d’esprit et de la bravoure, et on en appelle immédiatement à une action qui ne saurait être définitivement rationalisée. Nietzsche ne suit aucune de ces voies, il ne nous donne pas, comme Hegel, un tout architectonique, ni comme Machiavel, une politique pratique. Mais sans être encore ou déjà en possession d’une substance englobante, il s’appuie pour penser sur son universel soucis de l’homme.

Il pense la source décisive du devenir politique, sans s’enfoncer méthodiquement dans des réalités particulières concrètes de l’action politique, selon qu’elle apparaît tous les jours dans le combat des puissances et des hommes. Il veut faire naître un mouvement qui réveille les profondeurs dernières de l’être humain. Il veut entraîner dans ce mouvement, les hommes qui l’entendent et le comprennent, sans que le contenu de ce mouvement soit une réalité étatique, populaire, sociologique, déterminée. Chez lui, le contenu qui détermine tous les jugements, est plutôt la volonté d’étreindre le tout de l’être. Il n’est plus seulement politique, mais philosophie. Une fois les principes rationnels écartés, on peut, dans la richesse du possible, tenter ce qui est opposé et contradictoire, guidé uniquement par l’idée de sauver et de faire monter l’être humain.

Comparée aux grandes constructions traditionnelles de philosophie politique et aux philosophies de l’histoire, la pensée politique de Nietzsche manque d’unité interne dans la déduction. Il est impossible de l’enserrer totalement dans une conception déterminée. Elle évoque cependant une atmosphère uniforme, bien que son contenu ne puisse s’enfermer dans une affirmation précise. Cette pensée peut, à la façon d’une tempête, balayer l’âme. Elle est incompréhensible, si on veut en rendre clairs et distincts forme et concept. Pour autant que la pensée de Nietzsche veut produire cette atmosphère, elle évite tout ce qui pourrait avoir l’air d’une doctrine. Les possibilités les plus différentes sont essayées avec la même véhémence, sans les réunir dans un but bien déterminé. La possibilité de concevoir la pensée politique de Nietzsche ne suppose pas une vérité qui s’est fixée. Elle se présente comme un instrument infiniment flexible entre les mains d’une volonté de pensée prédominante qui n’est arrachée à rien. Sous cette forme elle atteint un maximum de force suggestive. C’est seulement celui qui unit la force de l’expression à la capacité de transformation, qui s’assimile le sens d’une telle pensée.

Comme il est impossible de faire de la politique de Nietzsche un système rationnel dans détruire sa pensée, ce qui caractérise cette pensée voulante, dans sa détermination vivante, non dans sa détermination conceptuelle, ne peut apparaître que si on cherche les oppositions qui s’y manifestent.

À suivre…

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