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La Grande Politique – Intuition nietzschéenne de la réalité politique (Karl Jaspers)
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La Grande Politique – Intuition nietzschéenne de la réalité politique

(Extrait du livre de Karl Jaspers, Nietzsche, introduction à sa philosophie, éd. Gallimard, 1950, éd. De 1978, pp. 258-266)

La pensée de Nietzsche se porte sur les nécessités premières et toujours les mêmes des relations humaines, particulièrement l’état, la guerre et la paix, ensuite les situations politiques actuelles, la démocratie européenne. Ce n’est pas la détermination concrète du contenu particulier qui est essentielle à cette pensée, mais la grande intuition en tant que telle, d’où résulte la direction que prend la « grande politique ».

Les nécessités premières commandant toute relation humaine.

Les limites qui enferment l’existence humaine, en même temps qu’elles lui donnent l’être, sont la nécessité du gouvernement par une instance souveraine, c’est-à-dire l’état, et de plus la guerre et la paix à l’état de possibilité continuelle. Nietzsche parle rarement de la signification de l’état et de la guerre dans leur forme spécifiquement historique, et de leur transformation ainsi que de leur action décisive sur les constellations historiques. Il est plus vrai de dire que, lorsqu’il philosophe, il a essentiellement en vue la limite que nous sommes.

L’état : Ce qui est au principe de l’état, en constitue la réalité essentielle est pour Nietzsche une force destructive. Mais sans elle, il n’y a pas de société humaine et d’individus créateurs. « Ce ne sont que les crampons d’acier de l’état qui compriment les grandes masses les unes contre les autres, de telle sorte que… la société doit se différencier en une construction pyramidale ». Il en résulte que l’état repose sur une nécessité humaine, qui s’impose même intérieurement. Malgré sa puissance, qui taille dans la vie, il est accepté comme un bien élevé. Ainsi toute histoire n’enseigne pas seulement « combien les subordonnés se soucient peu de l’origine horrible de l’état, mais aussi le dévouement enthousiaste à celui-ci, lorsque les cœurs s’ouvrent involontairement à la magie de l’état en formation, avec le pressentiment d’une intention invisiblement profonde…même si l’état est considéré avec ardeur comme fin et sommet des sacrifices et devoirs de l’individu ».

En s’interrogeant sur l’action qu’exerce sur l’homme cette condition de vie, Nietzsche veut éclairer le sens et la valeur de l’état. Il y voit la puissance qui marque l’homme, le peuple et la culture.

Il n’y a de culture que par l’état. Que cependant celle-ci ne puisse exister sans un esclavage satisfait et sans les conditions qui font naître l’état, est « le vautour qui ronge le foie de celui qui la favorise de façon prométhéenne ». Récuser ces conditions serait récuser la civilisation elle-même. Seul l’état donne de la durée aux situations humaines. Si on doit continuellement recommencer, aucune civilisation ne peut croître. Aussi « le grand but de l’art de l’état doit être la durée ; celle-ci contrebalance tout autre but, parce qu’elle a plus de valeur que la liberté ». La situation actuelle, où on ne projette rien à long terme, est pour Nietzsche signe d’un état fatigué. La ruineuse différence, entre, « notre vie agitée d’éphémères et la tranquillité de longue haleine des époques métaphysiques », fait que l’individu ne reçoit aucune impulsion assez forte pour bâtir des institutions solides, établies sur des siècles.

Dans la nécessaire réalité de l’état, Nietzsche montre en même temps le danger. Si l’état se détache du fondement créateur, il devient la puissance qui détruit l’ête véritable de l’homme en le nivelant. Lorsqu’il est glorifié comme tel, Nietzsche appelle l’état le nouvelle idole ; il y voit l’ennemi de ce que le vrai état doit permettre et produire : le peuple, la culture, l’homme comme individu créateur.

L’état qui invertit son but, devient premièrement la « mort des peuples ». « Le plus froid de tous les monstres, il ment froidement. Moi, l’état, je suis le peuple ». Si le peuple ne vit pas dans l’état, alors la masse commande : « Beaucoup trop d’hommes viennent au monde : l’état a été inventé pour ceux qui sont superflus ».

L’état qui n’atteint pas son but devient, deuxièmement, l’ennemi de la culture. Lorsqu’il voit dans l’état moderne l’instrument non-créateur de la force trop puissance de la masse des « superflus », Nietzsche s’oppose à la glorification de l’état que lui a inspirée la culture grecque, parce que née de lui : « État civilisé n’est qu’une idée moderne… Toutes les grandes époques sont des époques de décadence politique : ce qui a été culturellement grand a été non politique : et même antipolitique. Le cœur de Goethe s’est ouvert au phénomène Napoléon – il s’est fermé aux guerres d’indépendance ». « La culture n’est redevable à rien plus qu’aux temps politiquement faibles ».

Troisièmement, l’état devient cause de ruine pour l’individu. Il « est une habile organisation pour la protection des individus les uns contre les autres : si l’on exagère son anoblissement l’individu sera par lui affaibli, voire dissout, ainsi le but originel de l’état sera anéanti de la façon la plus radicale ». « Là où finit l’état, là seulement commence l’homme qui n’est pas superflu, là commence la chant de la nécessité, la mélodie unique et irremplaçable ».

Nietzsche réduit de la façon la plus extrême la valeur de l’état : « L’action par laquelle un homme sacrifie l’état pour ne pas devenir traître à son idéal, est, peut-être, la réalisation la plus haute, qui justifie toute la réalité de cet état aux yeux de la postérité ».

Malgré tout ce qu’il y a de contestable dans les manifestations particulières de l’état, Nietzsche conserve à l’état comme limite de la réalité humaine sa grandeur. Sur les hommes plus nobles l’état a fait une impression plus élevée, pourquoi ? Ce ne sont pas les points de vue de la prudence, mais les impulsions de l’héroïsme qui ont prédominé dans la naissance de l’état : la croyance qu’il y a quelque chose plus élevé que la souveraineté de l’individu. Il amène « à vénérer la race et les vieillards… à respecter les morts… à ce qui est spirituellement supérieur et victorieux : le ravissement de ne rencontrer en personne son modèle ».

Là donc, où il est le principe du mouvement du peuple, de la possibilité de la civilisation et des individus créateurs, l’état est pour Nietzsche le bienvenu. Mais là où il consolide la masse et la moyenne où il ne s’attache plus aux hommes irremplaçables, mais seulement aux « superflus » pour autant qu’ils sont remplaçables, Nietzsche le rejette parce que corruption de l’homme.

À cette dualité d’aspect de l’état correspondent selon Nietzsche deux sens du mot droit. Le droit est toujours « volonté d’éterniser, une relation de puissance qui justement est actuelle ». Mais cette relation de puissance peut être la domination des désirs moyens qui ne cherchent par le droit qu’à assurer leur réalité. Pour autant qu’il est cette relation le droit se transforme en lois qui s’accumulent à l’infini. Il peut se faire aussi que le rapport de puissance, qui est au principe du droit, cherche à établir la domination de la partie noble de l’humanité. Alors le droit devient consolidation d’une hiérarchie des créateurs. Si dans le premier cas, le législateur n’est rien autre qu’un pouvoir législatif impersonnel, il devient, dans le deuxième cas, personne et, par là, plus qu’une loi. La raison de la punition est aussi essentiellement différente : dans le premier cas, c’est un acte d’utilité (vengeance, moyen d’intimidation, amélioration) au profit de la société ou du criminel ; dans le deuxième cas, la punition procède de la volonté de former et devient image de l’homme vrai, norme du droit. « La société doit présupposer qu’elle représente le type le plus élevé d’homme et que dérive de là son droit à combattre tout ce qui lui est hostile comme ce qui est hostile en soi ».

Quelle que soit la façon dont l’état apparaît à Nietzsche, il ne glorifie pas l’état en soi, mais voit sans illusions la réalité de celui-ci et sa signification comme fonction par laquelle l’homme peut être élevé ou nivelé. L’exigence qu’il lui impose, de servir au sens dernier de l’homme et à ses possibilités créatrices, devient critère permettant d’évaluer les réalités étatiques.

Guerre et paix : Nietzsche envisage la guerre selon que dans sa réalité inévitable elle limite (destruction et en même temps condition) l’homme. La guerre est le propre de l’état comme instance qui décide en dernier lieu du cours des choses. Il en naît et la recommence. Sans guerre l’état disparaît. Guerre et possibilité de la guerre réveillent de son engourdissement le sentiment de l’état. Le jeune Nietzsche exprime déjà cela : « la guerre est une nécessité pour l’état, aussi bien que l’esclave pour la société » et plus tard Nietzsche répète : « La vie est une conséquence de la guerre, la société elle-même, un moyen pour la guerre ».

Mais Nietzsche n’est pas un ennemi de la paix ou le glorificateur de la guerre. Son honnêteté ne peut pas prendre une position définitivement arrêtée – comme si une limite connue de notre existence était soumise à notre jugement et à notre législation.

Aussi Nietzsche approfondit l’idée de paix. Mais la paix de Nietzsche a un autre caractère que la pensée pacifiste qui veut atteindre la paix par la prééminence des armées c’est-à-dire par la force, ou la réaliser par une démobilisation progressive. À toutes ces utopies, il oppose une autre utopie : « Il vient peut-être un grand jour où un peuple qui s’est distingué dans la guerre et dans la paix… s’écrie librement : nous brisons le glaive. Se rendre inoffensif, tandis qu’on était le plus armé, et cela en s’appuyant sur la grandeur du sentiment – c’est le moyen de la paix réelle. Nos représentants du peuple pénétrés de libéralisme manquent, comme on le sait de temps pour réfléchir sur la nature de l’homme. Autrement ils sauraient qu’ils travaillent en vain, lorsqu’ils travaillent à un amoindrissement progressif des charges militaires ».

Cette idée héroïque de la paix est radicalement différente de tout pacifisme. Elle porte sur tout ce qu’il y a d’essentiel dans l’attitude de l’homme. Elle est éloignée de l’idée de Kant de la paix éternelle. Selon cette idée, les conditions précises de la possibilité de la paix sont développées grâce aux principes de la raison. Tous les deux (Kant aussi bien que Nietzsche) ne pensent pas aux possibilités directes d’une politique réelle, mais éclairent une exigence intellectuelle. Jusqu’à la fin, Nietzsche ne s’est pas refusé à l’idée de paix, bien que ce soit seulement comme à une possibilité. Si elle est sérieuse, cette idée ne peut pas chercher de quelque façon que ce soit, Nietzsche l’affirme clairement, à se réaliser elle-même par la force ou seulement à vouloir combattre dans une sphère quelconque en employant la force. Il prédit « un parti de la paix » qui, sans sentimentalité ne défend pas seulement à soi et à ses enfants de faire la guerre, mais rejette tout chemin où pourrait apparaître un emploi possible de la force et, par là, défend aussi de se servir des tribunaux. Ce parti ne veut absolument pas combattre. Comme il est honnête ce n’est pas par impuissance, mais à cause de la hauteur de son être, qu’il renonce à la force, il ne connaît pas de ressentiments, aussi est-il opposé à tout sentiment de vengeance et à tout ressentiment. Parce qu’il est par essence absolument étranger au comportement habituel de l’homme, ce parti va « évoquer infailliblement contre lui le combat, l’opposition, la persécution ; un parti des opprimés, au moins pour quelques temps ; ensuite le grand parti ».

Mais, au parti de paix, Nietzsche oppose immédiatement le parti montant de la guerre qui, agissant en sens inverse avec une suite également impitoyable, honore dans la paix l’instrument de nouvelles guerres ; Nietzsche ne voile pas la situation limite de la condition humaine et n’ignore pas de façon véridique la réalité subsistante.

La nécessité des guerres résulte tout d’abord, sur le plan psychologique, de la tendance de l’homme à l’extrême : « Aujourd’hui les guerres sont les excitations imaginées les plus grandes, maintenant que tous les ravissements et les effrois chrétiens sont épuisés ». Les dangereux voyages d’exploration, les traversées, les ascensions sont les succédanés non avoués de la guerre. Il semble inévitable à Nietzsche que l’obscure pression qui s’exerce sur l’homme fasse naître des guerres, si celui-ci doit conserver ses possibilités. « Il est vain d’attendre encore de l’enthousiasme de l’humanité, si elle a désappris à faire la guerre ». On se rendra compte « qu’une humanité d’une culture aussi élevée et par là même aussi fatiguée que l’est aujourd’hui l’Europe, a besoin non seulement de guerres, mais des plus terribles – partant de retours momentanés à la barbarie – pour ne pas dépenser en moyens de civilisation, sa civilisation et son existence ».

Les affirmations connues de Zarathoustra sur la vie dangereuse ont leur source dans des sentiments d’ordre primitivement philosophique : « Et si vous ne pouvez pas être les saints de la connaissance, soyez-en du moins les guerriers… Vous dites que c’est la bonne cause qui sanctifie toute cause… Aussi vivez votre vie d’obéissance et de guerre ! Qu’importe la vie longue ! Quel guerrier veut être ménagé ». Mais celui qui (comme le saint de la connaissance) ne fait pas le guerre, doit cependant « apprendre d’elle, à porter la mort à proximité des intérêts pour lesquels on combat, cela nous rend respectable ».

Cependant Nietzsche ne cherche pas à glorifier la guerre comme telle. La guerre, comme la nature, est indifférente à la valeur de l’individu. On peut dire à son désavantage « qu’elle rend le vainqueur stupide, le vaincu méchant, en sa faveur que, par les deux transformations dont nous venons de parler, elle introduit la barbarie et par là ramène à la nature : elle est pour la civilisation un sommeil ou un hivernage, l’homme en sort plus fort pour le bien et pour le mal ».

Ces conceptions sont conceptions de la limite et ne se laissent pas tromper sur la condition et l’origine de toute vie réelle. Nietzsche va jusqu’aux exigences et aux attitudes dernières, sans abandonner le fondement à partir duquel elles se développent en des possibilités opposées. Sa pensée se rétablit dans le mouvement traversant toutes les possibilités. Elle perd son sens dès l’instant où les pensées particulières sont saisies dans leur isolement. Ce n’est que la totalité des possibilités qui montre la figure de l’être-là, de sorte que son regard force à la grandeur de l’intuition, à la profondeur de la rencontre, au choix enthousiaste de ce que Nietzsche appelle la grande politique.

La situation politique actuelle (la démocratie)

État, guerre et paix peuvent historiquement subir des transformations indéfinies dans leurs formes. Que toutes les relations humaines sont dans un devenir continuel, fait de tout présent un passage. Pour Nietzsche, son propre temps était un temps décisif en ce qui concerne l’histoire universelle, temps qui est entre des millénaires ; il est la fin de toute l’histoire antérieure et commencement possible d’une nouvelle histoire. Portant ses regard sur cette époque, il en constate pour ainsi dire la situation ; la démocratie lui apparaît tout entourer, tout déterminer. Elle seule peut produire le terrain où croîtront les formes futures. Elle est la réalité politique apparaissant après la Révolution française. Selon que Tocqueville en a le premier reconnu toute l’étendue : « La démocratisation de l’Europe est inévitable ». Celui qui s’oppose à elle, ne peut le faire qu’avec les moyens que la pensée démocratique met en mains, et par là il fait avancer lui-même la démocratisation. Les actions politiques dirigées contre elle, ne font que favoriser la démocratie. La démocratie est la fatalité qui menace dans sa racine tout ce qui subsiste.

Ce qu’est la démocratie reste en grande mesure incertain. Nietzsche n’envisage aucune des formes de constitutions, aucune des théories politiques ou doctrines. Ce n’est pas la théorie de la volonté du peuple, qui s’impose par la démocratie, cette volonté du peuple elle-même est insaisissable, et déterminée seulement par la forme dans laquelle elle parvient à la domination, celle-ci la marquant à son tour de son empreinte. Si on veut voir l’expression de la démocratie dans le droit de vote général par lequel la majorité a la décision dernière sur le bien-être de tous, Nietzsche répond que le fondement de ce droit ne saurait être la majorité, car la domination de celle-ci se fonde sur lui. Il est l’unanimité de tous ceux qui manifestent leur volonté de se soumettre à la majorité. « C’est pourquoi la contradiction d’une très petite minorité suffit déjà à rendre le suffrage universel impraticable : et la non-participation à un vote est précisément une de ces contradictions qui renverse tout le système électoral ». Des réflexions de ce genre et d’autres encore que %Nietzsche fait souvent sont toutes de surface. Ce qu’il entend par démocratie est plutôt un processus s’achevant dans les profondeurs. Premièrement, l’état et la forme de gouvernement sont depuis un millénaire et demi sous les normes de la religion chrétienne, qui déterminent encore les buts du mouvement démocratique, bien qu’ils soient formellement rejetés comme buts religieux. Deuxièmement, avec l’agonie de la foi chrétienne, l’état et le gouvernement doivent désormais se passer de religion.

          1. L’origine chrétienne explique l’instinct fondamentale que Nietzsche croit reconnaître dans l’ensemble des manifestation de la démocratie européenne. Tandis qu’en Grèce l’homme a eu le plus grand développement, l’abus de puissance fait par Rome amena les faibles à se révolter avec succès dans le christianisme. A la suite de cette révolution, l’histoire européenne devient pour Nietzsche la victoire toujours répétée des faibles, la révolution continuelle de la plèbe et des esclaves, révolution poussant à la victoire définitive par la démocratie et le socialisme.

          2. De son côté, l’agonie déjà commencée de la foi chrétienne donne le départ au mouvement démocratique par lequel, maintenant, les masses gouvernent et veulent être gouvernées sans religion. Nietzsche esquisse l’image de cet événement ; il se réalise à travers des changements et des transformations variés.

Gouverner fut rendu possible et durable parce que, dans des temps de misère et de défiance, elle satisfait le sentiment, en libérant le gouvernement de toute accusation et que la religion protège l’unité de sentiment du peuple. Aussi lorsque la religion commence à dépérir le fondement de l’état est ébranlé. Puis les poussées démocratiques – elles sont en substance un christianisme sécularisé – deviennent dominantes. Mais en tombant sous le pouvoir de ces poussées, le gouvernement de l’état n’est plus un mystère, il ne s’impose que comme organe de la volonté du peuple. Le gouvernement ne jouit plus d’aucune sanction religieuse. Après de nombreuses péripéties sentimentales et de vains essais, la défiance contre tout ce qui gouverne est à la fin victorieuse : « La mort de l’état, le déchaînement de la personne privée (je me garde de dire : l’individu) est la conséquence du concept démocratique d’état. » « La démocratie moderne est la forme historique de la décadence de l’état ».

Par ses analyses et ses critiques toujours nouvelles, Nietzsche a porté une complète lumière sur la totalité de la situation démocratique qui est celle d’incroyants, vivant dans les chaînes d’idéaux chrétiens qui ne sont plus compris. Il a traité également des partis qui sont une manifestation essentielle de la démocratie et des deux types principaux de classes sociales qui apparaissent alors.

Dans le monde démocratique qui devient areligieux, les classes perdent leur signification. Dans les masses se détachent de plus en plus, deux groupes extérieurement déterminés : ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas, ou les bourgeois et les socialistes. Dans ces deux types Nietzsche s’attache essentiellement à ce qu’ils ont de commun. Détachés de la religion et sans le fondement d’une existence créatrice, ils sont pour lui, malgré toute leur puissance actuelle, une apparence qui ne porte aucun avenir.

Il n’y a rien qui justifie véritablement la situation de la bourgeoisie. « Seul devrait posséder celui qui a de l’esprit, autrement la propriété est un danger public. » Comme les possédants n’ont pas de personnalité, c’est l’effort pour posséder davantage qui devient le contenu de leur vie. Ils se parent de culture et d’art et éveillent par là « l’envie des plus pauvres et des illettrés… car la brutalité sous un vernis de luxe par quoi le riche fait étalage de ses jouissances de « civilisé » évoque chez le pauvre l’idée que l’argent seul importe ». La seule arme contre le socialisme serait : « de vivre soi-même de façon modérée et sobre… et d’aider l’état lorsqu’il veut imposer lourdement tout ce qui est luxe et superflu. Vous ne voulez pas ces moyens ? Alors, riches bourgeois qui vous appelez libéraux, avouez-le à vous-mêmes, c’est votre propre sentiment que vous trouvez si terrible et si menaçant chez les socialistes, mais dans votre cœur vous lui accordez une place indispensable. Si vous n’aviez pas votre fortune… ce sentiment vous rendrait pareils aux socialistes ».

Aux socialistes, Nietzsche reproche d’avoir le même sentiment, mais dans d’autres conditions. Ils ne pensent aussi qu’à la pure réalité de l’homme, non à son rang. Ainsi ils veulent « créer des loisirs pour les natures vulgaires ».

Nietzsche cherche à trouver le principe inspirant ce socialisme. Selon lui c’est que le socialisme s’aveugle sur « l’inégalité effective des hommes ». Aussi « parce qu’en fait la moyenne et la masse doit décider, est-il l’élaboration complète de la tyrannie de ceux qui ont le moins de valeur et des plus stupides ». Cette tyrannie s’exprime dans la morale du troupeau « les mêmes droits pour tous », « les mêmes exigences de tous », « un troupeau et un berger », « mouton égale mouton ». Par allusion à son origine, Nietzsche appelle l’idéal socialiste « une maladroite incompréhension de l’idéal moral chrétien ».

Pour autant que le socialisme cherche à résoudre la question ouvrière, Nietzsche dirige ses attaques contre celle-ci parce qu’elle est faussement posée. Nietzsche déclare rudement : « Je ne vois pas ce qu’on veut faire de l’ouvrier européen, après en avoir fait une question ». Nietzsche ne peut poser la question que de la façon suivante : Comment l’homme peut-il trouver satisfaction dans la tâche qui s’impose à lui actuellement ? Qui est responsable de l’inégalité, lorsque la sanstion religieuse est supprimée ?

Selon Nietzsche le trait décisif fondamental de l’époque démocratique est ce qu’il advient alors de l’homme. Il voit la masse, la pression de cette masse, les « superflus », le nivellement monotone. Nietzsche, qui dit : « Créez-vous le concept du peuple ; alors vous ne pouvez l’imaginer assez noble et haut », méprise les masses. Qu’il emploie souvent le mot peuple alors qu’il pense masse, est facile à corriger.

Dans la masse sont détruits les hommes qui, dans le peuple, viennent à eux-même comme individus et qui produisent en même temps le peuple par leur être. Dans la masse ne se réalise aucun accomplissement substantiel du peuple par les individus. Ils deviennent « uniformes ». Ainsi se produit nécessairement « le sable de l’humanité : tous très égaux, très petits, très ronds ; très conciliants, très ennuyeux ». L’époque démocratique repousse toute espèce d’homme supérieur. Les hommes ne savent plus discerner le rang. Les petites gens ne croient plus, comme auparavant, aux saints et aux héros de la morale, les bourgeois ne croient plus, comme auparavant, en un type plus élevé de caste dominante, les ouvriers scientifiques ne croient plus au philosophe. Selon lui, « la masse ne semble mériter attention qu’à trois points de vue… comme copies diffuses des grands hommes… comme résistance que rencontrent les grands… comme instruments des grands. Pour le reste, que le diable et la statistique les emportent ». Parce que la masse se rencontre partout ; chez les gens cultivés comme chez ceux qui ne le sont pas, dans toutes les situations, les hommes n’osent plus être eux-mêmes ; parce qu’ils cherchent avant tout le bien-être, le confort, la satisfaction des sens, Nietzsche s’attend à ce que ce monde démocratique « marche à un esclavage spirituel inconnu jusqu’ici ».

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