In Limine
Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
La nature, la raison et le besoin

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La nature, la raison et le besoin

 

 

La nature est cet « autre », face à nous, face à notre besoin de mesurer le monde en fonction de nos « nécessités », mais dont l’aspect conceptuelle n’est que trop rarement interrogé. Elle est le monde-objet façonné par nos instincts de conservation apeurés en lequel ceux-ci se créent une réalité à dominer et à imiter. Elle est une réduction pour nos fantasmes, une réduction à l’unité.

 

 

 

« LE NOMBRE. – La découverte des lois du nombre s’est faite en se fondant sur l’erreur, déjà régnante à l’origine, qu’il y aurait plusieurs choses identiques (mais en fait il n’y a rien d’identique), au moins qu’il existerait des choses (mais il n’y a point de « choses »). La notion de pluralité suppose qu’il y a quelque chose qui se présente à plusieurs reprises : mais c’est là justement que règne déjà l’erreur, là que nous imaginons déjà des êtres, des unités, qui n’ont pas d’existence. – Nos sensations de temps et d’espace sont fausses, car elles mènent, si on les examine avec conséquence, à des contradictions logiques. Dans toutes les affirmations scientifiques, nous comptons inévitablement toujours avec quelques grandeurs fausses ; mais comme ces grandeurs sont du moins constantes, par exemple notre sensation de temps et d’espace, les résultats de la science n’en acquièrent pas moins une rigueur et une certitude complètes dans leurs relations mutuelles ; on peut continuer à tabler sur eux – jusqu’à cette fin dernière, où les suppositions fondamentales erronées, ces fautes constantes, entrent en contradiction avec les résultats, par exemple dans la théorie atomique. Alors nous nous trouvons toujours contraints à admettre une « chose » ou un « substrat » matériel, qui est mis en mouvement, tandis que toute la procédure scientifique a justement poursuivi la tâche de résoudre tout ce qui a l’aspect d’une chose (matière) en mouvements : nous séparons, ici encore, avec notre sensation le moteur et le mû et nous ne sortons pas de ce cercle, parce que la croyance à des choses est incorporée à notre être depuis l’Antiquité. – Lorsque Kant dit : « La raison ne puise pas ses lois dans la nature, mais elle les lui prescrit », cela est pleinement vrai à l’égard du concept de la nature, lequel nous sommes forcés de lier à elle (nature = monde en tant que représentation, c’est-à-dire en tant qu’erreur), mais qui est la totalisation d’une foule d’erreurs de l’entendement. – À un monde qui n’est pas notre représentation, les lois des nombres sont pleinement (totalement) inapplicables : elles ne valent que dans le monde de l’homme. »

 

F. Nietzsche, Humain, trop humain, Des choses premières et dernières, Aphorisme 19

 

 

Les erreurs de l’entendement paraissent donc liées au besoin de tout ramener à l’unité, par laquelle l’esprit trouve le fondement de sa prétendue supériorité. Une supériorité qui s’étend sur ce qu’il nomme lui-même « nature », ainsi que le corps, à son tour « naturalisé ». Il en découle une subordination du premier sur cette dernière, reposant sur une nécessité conceptuelle d’un assouvissement irréductible des besoins de « l’homme » (« besoins » imaginés dans la pure tradition d’un accomplissement historique de l’humanité, étant elle-même le produit d’une unification de la diversité des expressions humaines). Au sujet de ces besoins, particulièrement la façon dont ils forment la base idéologique des sociétés modernes, j’avais déjà formulé des critiques dans mon texte « Qu’est-ce que la production », dont voici un extrait :

 

 

« …Il nous paraît en effet indispensable de préciser que le sens du mot « besoin » découle de l’idée de manque1 et que celui-ci, s’il a de tout temps été occasionnellement présent dans la vie et les craintes des hommes, n’en est pas moins structurellement rivé à la pensée qui prévaut dans les sociétés modernes par le biais de la rareté2, celle-ci ayant historiquement et idéologiquement déterminée une forme de praxis, la production, par rapport à laquelle s’ordonnent la subsistance et la sociabilité. Si l’état de manque, ou de besoin, fut lié historiquement à des situations dé-structurantes (guerres, catastrophes naturelles, excès de pouvoir de la chefferie, …), pour la pensée moderne, il prend l’apparence d’une réalité permanente et oppressive à laquelle doivent se soumettre l’ensemble des pratiques humaines. Il est devenu une réalité intemporelle et omniprésente en lieu et place d’une potentialité abhorrée dont la réalisation signifiait forcément quelque part un dérèglement ou un déséquilibre « social » ou naturel par rapport auquel l’effort social tendait vers un ré-équilibrage des conditions de la subsistance et non vers un accroissement de la production comme aujourd’hui. Certains idéalistes libéraux pourrons nous rétorquer que si les hommes ne ressentiraient qu’occasionnellement un état de manque (ce qui paraît une gageure dans une société de consommation comme la nôtre qui a su instituer par exemple une notion comme l’obsolescence), c’est parce qu’ils auraient su organiser efficacement la production afin de satisfaire leurs besoins, voire plus : l’abondance, aussi tant souhaitée par une frange d’idéalistes à la gauche du capital ! Soit ! Si l’on ferme les yeux sur l’impossibilité d’une frange croissante de l’humanité d’accéder en toute sécurité à ces « satisfactions ». Mais en outre, il serait bon alors d’étudier l’approche des hommes dit primitifs3 face à ces prétendus « besoins » et de la comparer à celle ayant cours dans les sociétés modernes, principalement capitalistes, qui s’effectue par la consommation. En partant d’une telle analyse, il sera alors possible de déterminer la signification et l’essence de cette praxis si particulière à nos sociétés modernes qu’est la consommation et par suite, de mettre en exergue l’association intime et structurellement indispensable de celle-ci avec la production (tout en attirant l’attention sur leur séparation essentielle). Et ainsi nous pourrons en outre avancer que le besoin dans la société moderne capitaliste est un état perpétuel et mouvant, nécessaire (et ce n’est pas le moindre des paradoxes !) à la dynamique d’accumulation qui caractérise ce type de société.

 

 

L’idée de besoin est un point de départ, une présupposition idéologique, et le besoin ne saurait avoir une existence tangible constante, palpable au travers des pulsions qui guident les actes courant de consommation, que s’il est perpétuellement réintroduit dans le vécu des hommes « modernes ». Il nous apparaît doncpourtant telle une réalité ontologique qui semble faire partie intégrante de « l’aventure » humaine et guide la nécessité historique de la production (celle-ci unifiant comme on l’a vu plus haut les contraintes « naturelles » et sociales exprimées par les « besoins »). Mais sa réalité, pour historique qu’elle soit, ne l’est que du point de vu d’une pensée qui en a fait l’essence même de cette praxis particulière (la production) dont la finalité contradictoire se situe d’une part dans la satisfaction abouti des besoins et d’autre part, dans l’éternel re-surgissement de ceux-ci afin que ne cesse le cycle illimité de l’auto-accumulation du capital. La réalité des besoins prend l’apparence d’un fait naturel et leur satisfaction, d’une reproduction de la vie envers laquelle l’état de manque perpétuellement mouvant, institué par l’ordre économique, sert les desseins d’une domination : « L’exigence d’une production qui se ferait uniquement en vue de la satisfaction des besoins appartient elle-même à la préhistoire, à un monde où l’on ne produit pas en vue de besoins mais pour engranger du profit et instaurer la domination ; à un monde où, pour cette raison même, règne le manque. Une fois le manque disparu, la relation entre besoins et satisfaction va se transformer. Dans la société capitaliste, la contrainte qui fait qu’on produit en vue du besoin – dans sa forme médiatisée par le marché, puis figée – est l’un des principaux moyens de s’assurer la fidélité des hommes. On n’est pas autorisé à penser, à écrire, à faire ou à produire quoi que ce soit qui dépasserait cette société qui, elle, se maintient au pouvoir en grande partie grâce aux besoins de ceux qui sont à sa merci. »4. Cette domination prend objectivement la forme du produit où se concentre un mode d’objectivation sociale que nous avons appelé objectivation rationaliste et par lequel l’homme se trouve « piégé » au sein d’un continuum où le poids de ses marchandises n’est pour lui un fardeau que par rapport à l’insatisfaction qu’elles génèrent continuellement. Ce mode d’objectivation est propre à un schème culturel comme nous avons eu l’occasion de le noter plusieurs fois, par rapport auquel s’est établie une séparation de l’homme vis-à-vis de ses « besoins » dont il se voit de plus en plus incapable d’en maîtriser le cours du fait qu’il lui est de plus en plus difficile, voire impossible, de faire une distinction au sein de la sphère de la nécessité qu’il appréhende telle un ensemble de contraintes objectives, entre d’une part les actes finalistes (partant de contraintes « naturels », donc à caractère objectif), et d’autre part les contingences (sociales, culturelles, à caractère essentiellement subjectives) toutes unifiées et inextricables dans le paradigme de la production. Et pourtant, dans une société émancipée du capital, cette distinction devra être faite après avoir, dans le cours de la révolution, « définit la rationalité […] à travers laquelle les hommes font consciemment le lien entre les moyens et les fins »5…. » in Qu’est-ce que la Production ? Texte que l’on peut lire sur ce site : http://ecologie-et-emancipation.over-blog.com/article-qu-est-ce-que-la-production-102617411.html ou encore ici, en auto-édition : http://editionsalabordage.noblogs.org/post/2013/05/18/quest-ce-que-la-production/

 

 

 

Raison duel, pour laquelle Culture s’oppose à Nature, l’esprit au corps, le bien au mal. Deux est le nombre qui nous ramène à cette dualité, et qui forgé dans l’unité transcendante, forme avec cette dernière la trinité, fondement idéaliste de tous les autres nombres. La « nature » est cet autre que nous avons créé afin d’en faire l’objet de domination de l’esprit rationnel tout puissant. Par elle se fonde l’illusion de la primordialité de l’esprit raisonnable sur le corps et ses instincts ; par elle se donnent bonne conscience les buts que nous nous octroyons en tant qu’humanité (ayant remplacé Dieu), et par cette bonne conscience une volonté de puissance qui nous ronge de l’intérieur. Notre soif inexpugnable d’unité, afin de panser nos peurs, fait que nous risquons de nous fissurer en deux et d’éclater en un nombre inimaginable de morceaux désuets et faibles (quelques soient les particules dont certains d’entre eux s’honorent), terriblement faibles à tel point que nous ne soyons plus capables d’affronter le sort terrible que nous avons fortement contribué à faire surgir face à nous, ou plutôt, EN NOUS : l’amoindrissement exponentiel du génie créatif de la vie, par une criminelle mise au bûcher de la vitale assomption des apparitions éparses et temporaires du Chaos régénérateur. Cette tendance se colore d’une façon tout à fait exceptionnelle dans nos sociétés modernes, comme un aboutissement, mais cela fait plus de deux mille ans que les hommes se séparent d’eux-mêmes, ayant par-là inventé le concept de nature et l’unité qui lui sert de fondement. Il n’y a pourtant dans le monde que diversité, que pluralité. Même s’il paraît nécessaire pour les hommes en tout temps de fonder une culture afin d’asseoir une illusion d’universalité en eux, condition de la perpétuation de formes typiques de vie, cette culture ne peut aller dans le sens de la vie et de son accroissement que si elle sait reconnaître en elle le multiple, et non l’addition : fondement d’un individualisme qui peut paraître bien étrange, et opposé, face à la définition réductrice que l’on s’en fait en ces temps modernes…

 

1Besoin : « situation de manque ou prise de conscience d’un manque » par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. Selon l’historique de ce mot, l’idée de manque ou de nécessité prévalait pendant le moyen âge dans le sens qui lui était donné et confirme donc le fait que ce terme était déjà employé dans des situations qui ne correspondaient pas à une condition normale et régulière des êtres humains par rapport à leurs moyens de subsistance : «  avoir besoign de « ressentir la nécessité de » (Roland, éd. J. Bédier, 1366), forme besoing encore en usage dans Cotgr.; 1130-40 « situation pressante » (Wace, Conception ND, éd. W. Ashford, 875) ». CNRTL

 

2« La, rareté est la sentence portée par notre économie, et c’est aussi l’axiome de notre économie politique : la mise en oeuvre de moyens rares pour la réalisation de fins sélectives en vue de procurer la plus grande satisfaction possible dans des circonstances données » Âge de pierre, âge d’abondance, L’économie des sociétés primitives », Marshall Sahlins, éd. Gallimard 1976, p. 41

 

3Nous considérons ici le terme « primitif », de la même façon que le fait Marshall Sahlins, comme s’appliquant aux « cultures sans États, sans corps politiques constitués, et seulement là où la pénétration historique des États n’a pas modifié le procès économique et les relations sociales. » M. Sahlins, op. cité, p. 240

 

4Th. W. Adorno, « Société : intégration, désintégration. Ecrits sociologiques », éd. Payot 2011

 

5György Markus, op. cit., p. 192

Venezianisch, Allegorie der Natur - Allegory of Nature / Venetian Ptg./ C16 - Art venitien / Allegorie de la Nature

 

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