In Limine
Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
Nietzsche et le communisme (par Georges Bataille)
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Nietzsche et le communisme

 

 

(Extrait de Georges Bataille, La souveraineté, éd. Lignes, 2012, pp. 205-212)

 

 

La disproportion apparente de Nietzsche et du communisme

 

 

Entre Nietzsche et le communisme, une disproportion frappe dès l’abord.

 

Assez généralement, l’oeuvre de Nietzsche exerce une séduction irrésistible, mais cette séduction n’entraîne pas de conséquence. Il en est de ces livres éblouissants comme d’un alcool, qui excite et illumine, mais laisse intacte une manière de penser élémentaire.

 

Rapportés à une tragédie inconséquente, les problèmes du communisme ont une importance incomparable. N’importe, en un certain sens, si la tragédie met en jeu ce dont la valeur est à mes yeux la plus grande. Mais je ne puis oublier que le communisme seul a posé la question générale.

 

Le communisme revendique, au nom de chaque être humain, le droit de vivre dont le prive en partie le système juridique en vigueur. Autour de moi, l’intérêt de la masse est en jeu : même à supposer qu’il le soit moins péniblement que ne le fut celui du prolétariat du temps de Marx ou que ne l’est celui des nations défavorisées (comme l’Inde ou la Chine), je connais l’importance des forces que le communisme met en mouvement. Au surplus, le communisme, représenté par des puissances qui occupent dans le monde une place considérable, conteste le droit de vivre à ceux qui bénéficient des avantages de la société bourgeoise, qui en bénéficient par exemple pour écrire. Ainsi le communisme est-il bien le problème qui se pose, de la base, à chacun de nous, qu’il l’accueille ou qu’il le refuse : il lui pose une question de vie ou de mort. À leur fin, les militants disposent non seulement d’un corps de doctrine cohérent, dont la pensée lucide de Marx est le fondement, mais d’une organisation agissante à laquelle la discipline a donné son efficacité exemplaire. De chacun, la soumission doctrinaire aveugle, le dévouement jusqu’à la mort et l’abandon de la volonté individuelle sont attendus, sans la promesse d’une récompense à la mesure de ces sacrifices (la récompense peut même être, pour une partie, cette destruction des uns par les autres qui est la suite des grandes révolutions). C’est que, la cause étant donnée, rien ne compte davantage, pour le partisan d’abord, mais à la fin pour quiconque entre dans la société communiste. L’engagement personnel du partisan découle d’une obligation qui incombe à tous les hommes, mais cette obligation, ce n’est pas l’engagement qui l’a créée. L’indifférence ou l’hostilité n’y change rien : rien n’a plus d’importance dans le monde, pour le neutre ou l’ennemi, n’importe, que l’entreprise communiste. Pour tous les hommes, la conviction des militants lui donne aujourd’hui la valeur exclusive : elle a su mettre en jeu le sort du monde, il n’est rien qui demeure en dehors.

 

Je suis libre de croire ou de dire de la pensée de Nietzsche qu’en vérité, elle n’importe pas moins, ou qu’elle importe plus, que le communisme. Tout au moins devrais-je alors reconnaître clairement que, faute d’avoir été entendue, cette pensée n’en est pas moins, pour l’instant, comme si elle n’était pas. L’inconséquence de ceux qui lui marquèrent de l’intérêt est l’attitude la plus ordinaire. Je ne parle pas de ceux qui lui vouèrent des études qualifiées, qui s’en débarrassèrent ouvertement. La vie de Nietzsche est envisagée comme un conte, évidemment tragique. La nostalgie naïve d’une mythologie vivante donne sans mal un sens à ce conte : mais cette mythologie n’est guère moins éloignée de la vie du monde actuel que ne le sont les mythes du monde ancien. Le pire est la conséquence que voulurent lui donner des hommes qui utilisaient aux fins de leur ambition une pensée dont l’essence est de n’être pas réductible au service, d’être souveraine. Il leur est aisé de ne pas tenir compte du refus préalable de Nietzsche. Ils le firent avec d’autant plus de désinvolture que Nietzsche mourut sans postérité. Sa pensée mobile, concrète, liée à des conditions historiques, disparut toute entière avec lui. Il trouva des commentateurs, mais ils le traitaient en mort, étendu sur la table de dissection.

 

 

L’identité de la doctrine de Nietzsche et de celle dont La Part maudite est l’exposé

 

 

Je suis le seul à me donner, non comme un glossateur de Nietzsche, mais comme étant le même que lui. Non que ma pensée soit toujours fidèle à la sienne : elle s’en écarte souvent, surtout si j’envisage les développements minutieux d’une théorie1. Mais cette pensée se place dans les conditions où celle Nietzsche se plaça. Il n’était rien de souverain que le monde historique lui donnât que Nietzsche pût reconnaître. Il refusait le règne de la chose et la science ne pouvait être à ses yeux la limite et la fin de l’homme, puisque, assumée comme telle, elle assure la subordination de l’esprit à l’objet. Il s’imposait à lui de retrouver la souveraineté perdue. Ces quelques principes exposent en même temps la situation dont la pensée de Nietzsche dépendit et celle où La Part maudite aperçoit un principe de recommencement.

 

Les communistes sont opposés à ce qui leur semble souverain. Mais, pour Nietzsche, un monde privé de ce que je nomme souverain ne serait plus tolérable. À l’égard de la souveraineté traditionnelle, il eut la même attitude que les communistes. Mais il ne pouvait accepter un monde où l’homme – où chaque homme – serait le moyen et non la fin de quelque entreprise commune. De là l’ironie insultante avec laquelle il s’adresse aux précurseurs du national-socialisme et le refus cassant, mais sans mépris, qu’il opposa à la social-démocratie de son temps, d’où le communisme dérive. Le refus de servir (d’être utile) est le principe de la pensée de Nietzsche, comme il l’est de cet ouvrage. Ce qui écartait Nietzsche de Dieu ou de la morale n’était pas un désir personnel de jouissance, mais une protestation qui s’adressait en même temps à la souveraineté moralisante (asservissante) enlisée dans le christianisme, et à l’ordre de choses où la raison envisagée comme une fin enferme la vie subjective et la pensée.

 

Si l’on m’entend, la pensée de Nietzsche identifiée à la position de la souveraineté indépendante de ses formes enlisées, telle que voulut la dégager ma longue étude, cesse de paraître, en face du communisme, une excitation malheureuse. Même, il n’y a plus aujourd’hui dans le monde que deux positions recevables. Le communisme, réduisant chaque homme à l’objet (rejetant de cette manière les trompeuses apparences qu’avait assumé le sujet), et l’attitude de Nietzsche – semblable à celle qui ressort de cet ouvrage – libèrent en même temps le sujet des limites que lui opposait le passé et de l’objectivité du présent.

 

 

La pensée de Nietzsche, celle de Hegel et la mienne

 

 

Sans doute, l’isolement de deux pensées devant l’ensemble de celles des hommes est bizarre, il semble mal venu, plus voisin d’une provocation que d’une position inévitable. Nous sommes en principe, Nietzsche et moi, deux hommes entre autres, deux « penseurs », pris dans une masse qui encombre l’histoire de la pensée dans le monde bourgeois. Il est commun d’attribuer à Nietzsche une importance de premier plan, mais cette importance est pour ainsi dire suspendue, elle n’est liée à rien, sinon, parfois, aux formes arriérées, nationalistes, de la violence.

 

Quoi qu’il en soit, il semble arbitraire d’affirmer que seule deux positions coïncident. D’autres hommes affirmèrent leur indépendance, la souveraineté de leur pensée dans un monde où généralement les valeurs sont remises en jeu. Il est banal de faire observer que le « savoir absolu » ne différait pas de Hegel.

 

Au risque de sembler étroit, même alors que d’autres questions se poseraient, je ne parlerai que du maître de Marx.

 

L’essentiel de mon intention est donné dans la volonté d’autonomie de Hegel (il s’agit pour Hegel de l’autonomie de la pensée, mais il est impossible pour Hegel de séparer la pensée des autres contenus de ce monde). Le philosophe, associé aux formes dominantes, de la même façon que l’esprit au corps, et dans la même unité, sans conteste, atteint, selon Hegel, l’autonomie que n’atteignait pas le maître (en un sens, dans le langage de Hegel, le souverain) dans le dernier état des choses possibles, le philosophe en effet ne pouvait rien vouloir qui ne soit pas la réalité dominante, celle-ci ne pouvait rien effectuer qui ne réponde à la pensée du philosophe. La différence de ma pensée dialectique et de celle de Hegel est difficile à formuler, puisque la contradiction peut reprendre sans cesse le développement de l’une et de l’autre2. Il n’est rien que je ne suive dans l’ensemble du mouvement que la pensée de Hegel représente à mes yeux. Mais l’autonomie du « savoir absolu » de Hegel est celle du discours se développant dans le temps. Hegel situe la subjectivité non dans l’évanouissement (toujours recommencé) de l’objet, mais dans l’identité que le sujet et l’objet atteignent dans le discours. Mais à la fin, le « savoir absolu », le discours où s’identifient le sujet et l’objet se dissout lui-même dans le RIEN du non-savoir, et la pensée évanouissante du non-savoir est, elle, dans l’instant3. D’un côté, il y a identité du savoir absolu et de cette pensée évanouissante ; d’un autre côté, cette identité ne se retrouve pas dans la vie. Le « savoir absolu » se ferme, alors que le mouvement dont je parle s’ouvre. Partant du « savoir absolu », Hegel ne pouvait éviter que le discours ne s’évanouît, mais il s’évanouissait dans le sommeil4. La pensée évanouissante dont je parle est l’éveil et non le sommeil de la pensée : elle se retrouve dans une égalité – et dans la communication – avec les moments souverains de tous les hommes, dans la mesure où ceux-ci ne veulent pas les prendre pour des choses5

 

Elle se retrouve surtout dans les moments que précéda la conscience ou la pensée du non-savoir6. Je parle du discours qui entre dans la nuit et que la clarté même achève de plonger dans la nuit (la nuit – c’est le silence définitif). Je parle du discours où la pensée menée à la limite de la pensée exige le sacrifice, ou la mort, de la pensée. C’est selon moi le sens de l’oeuvre et de la vie de Nietzsche. Il s’agit de marquer dans le dédale de la pensée les voies qui mènent, en des mouvements de gaîté violente, à ce lieu de mort où l’excessive beauté appelle la souffrance excessive, où se mêlent enfin tous les cris qui jamais ne seront entendus, et dont l’impuissance, dans l’éveil, est notre magnificence secrète.

 

Le cri de Nietzsche rappelle le cri qu’à toute force il nous faudrait crier en rêvant et dont nous savons dans notre terreur qu’il n’émet pas de son. C’est néanmoins un cri de joie : c’est le cri de la subjectivité heureuse, que le monde des objets n’abusera plus, et qui se sait réduite à RIEN. Il en procède, au sein d’un apparent désespoir, un mouvement inattendu de malice (c’est la sagesse à laquelle nous pouvons prétendre). Nietzsche en lui-même lia l’intelligible et le sensible et il n’est rien qu’il ait donné comme fin à sa pensée, sinon les moments souverains qui donnent à l’humanité son visage. Aucune cause, aucun engagement ne découlent d’une générosité vide, à laquelle ne se lie aucune attente. Mais Nietzsche est du côté de ceux qui donnent, et sa pensée ne peut être isolé du mouvement qui tenta d’opposer à la bourgeoisie, qui accumule, le recommencement de la vie dans l’instant. Hegel fut d’abord entraîné par le romantisme, mais il le renia et sa rupture l’amena pour finir au soutien de l’État bourgeois (il ne brisait pas de cette manière avec l’idéal révolutionnaire de sa jeunesse, il prenait le parti de l’État bourgeois, des fonctionnaires d’esprit bourgeois, non celui de l’État féodal). Nietzsche lui-même combattit le romantisme, mais la haine de Wagner l’y conduisit : il refusait l’enflure et le manque de rigueur, il mêlait la sécheresse de l’intelligence à la profondeur de la vie sensible, mais il demeura tout entier du côté où le calcul est ignoré : le don de Nietzsche est le don que rien ne limite, c’est le don souverain, celui de la subjectivité7

 

1Si je m’exprimais un peu longuement sur la volonté de puissance, ma pensée n’apparaîtrait que par un détour dans le prolongement de celle de Nietzsche. Le défaut de Nietzsche est même essentiellement, selon moi, d’avoir mal vu l’opposition de la souveraineté et de la puissance.

 

2Je ne puis reprendre moi-même en la développant sur un point la pensée de Hegel, ce n’est pas la mienne pour autant (c’est-à-dire : je n’ai pas le droit d’opposer cette pensée, comme une autre pensée, à celle de Hegel). Ainsi Alexandre Kojève ne développe pas une autre pensée que celle de Hegel.

 

3[« Il existe une disponibilité de l’Unique à l’instant présent qui trouve son expression dans ce que Stirner appelle la dissolution. « Mon rien n’est pas vacuité, mais le Rien créateur, le Rien à partir duquel Je crée tout moi-même, en tant que créateur »(l’Unique et sa propriété, p. 81) » extrait de Tanguy L’Aminot, Max Stirner le philosophe qui s’en va tout seul, L’insomniaque, 2012, p. 96 Note In Limine]

 

4En un sens, dans le sommeil de l’action qui, par rapport à l’éveil dont je parle, diffère peu du sommeil physiologique ou de la mort.

 

5C’est-à-dire : en une certaine mesure, mais jamais sans doute d’une manière absolue.

 

6Le passage du savoir au non-savoir n’est pas un moment de composition, c’est une décomposition de la pensée, partant soit de l’idée classique de dieu, soit de celle de « savoir absolu », c’est l’athéisme, s’opposant à la confiance donnée aveuglément à Dieu, mais sans le recours compensatoire à la confiance donnée aux choses d’une manière bornée, ou le sentiment de l’identité du « savoir-absolu » et de RIEN : Nietzsche seul l’a décrit dans la « lort de Dieu » (Gai savoir, § 125)

 

7D’autres que Nietzsche ont fait impersonnellement à leurs semblables un même don souverain, qui ne le firent pas dans un mouvement moins nécessaire : ils n’eurent pas non plus moins que lui la force d’assurer la souveraineté de leur don. D’autres même, mieux que lui, surent couper le souffle. Le seul privilège de Nietzsche, qui, du point de vue étroit où je suis placé, importe essentiellement, est qu’à la subjectivité il liait la connaissance et que, pour cette raison, sa pensée est inconciliable avec celles qui occupent le monde (la grossièreté fasciste n’y change rien).

 

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