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Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
Perspectives et interprétations I (par Monique Dixsaut)
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Perspectives et interprétations I

(Extrait de l’ouvrage de Monique Dixsault, Nietzsche Par-delà les antinomies, éditions Vrin, 2012, pp. 137-158, 1ère partie )

Le perspectivisme

Qu’en est-il donc du perspectivisme intégral, et peut-on l’assimiler à un relativisme intégral dans la mesure où il abolirait l’existence d’un texte distinct de son interprétation ? Nietzsche affirme certes que tout est interprétation, et que toute interprétation est solidaire d’une perspective. Mais que signifie « perspective » selon Nietzsche ? Elle ne renvoie pas à une limitation due à une situation spatiale et temporelle, elle ne se définit pas par son caractère fini et partiel. Ce n’est pas un « point de vue » portant sur une chose, chose sur laquelle on pourrait prendre plusieurs point de vue possibles mais qui en serait indépendante. Le perpectivisme est ce qui contraint à récuser le dogme de l’objectivité :

on nous demande toujours là de penser un œil qui ne peut pas du tout être pensé, un œil dont le regard ne doit avoir absolument aucune direction, dans lequel les énergies actives et interprétatives doivent se trouver paralysées, faire défaut, alors qu’elles seules permettent une vision-de-quelque chose (ein Etwas-Sehen) ; c’est donc toujours un inconcevable non-sens d’oeil qui est demandé là. Il n’y a de vision que perpective, in n’y a de « connaissance » que perspectiviste.1

Pour voir quelque chose, pour que quelque chose comme une chose prenne forme, il faut que cette vision mette en œuvre une pluralité d’énergies actives et interprétatives. Une vision passive est non seulement vision de rien mais n’est pas une vision du tout (ne rien voir est ne pas voir). Une énergie active est une énergie qui donne forme et signification en interprétant : elle n’interprète pas la chose, c’est la chose qui prend forme par l’interprétation. De plus, il n’y a pas qu’une seule énergie agissante, il y en a une multiplicité qui s’opposent, se conjuguent et se hiérarchisent, et la façon dont elle se hiérarchisent impose au regard sa direction. Une perspective suppose donc des énergies en acte, non « paralysées », qui interprètent en fonction d’une certaine organisation hiérarchisée, laquelle dirige le regard vers quelque « chose ». Le perspectivisme induit donc tout le contraire d’un relativisme. On peut entendre ce dernier terme en un sens protagoréen, or « l’homme », ou « chacun », n’est pour Protagoras mesure de toutes choses que pour autant que ces choses lui apparaissent comme il en pâtit ; et même dans sa version limite, la thèse des raffinés du Théétète pour lesquels les sentants comme les sentis sont constitués corrélativement lors de chaque sensation, ce relativisme ne peut pas être prêté à Nietzsche, car aucune énergie active ne joue dans ces rencontres. On ne peut pas davantage lui prêter un relativisme de type spinoziste :

En ce qui concerne le bon et le mauvais, ils ne manifestent non plus rien de positif dans les choses, du moins considérées en elles-mêmes, et ne sont que des modes de penser, c’est-à-dire des notions que nous formons parce que nous comparons les choses entre elles. En effet une même chose peut être, dans le même temps, bonne et mauvaise et aussi indifférente.2

La perspective ne projette pas sur les choses une valeur qui leur est extérieure et cette valeur ne leur est pas donnée par un mode de penser qui compare, c’est-à-dire met en relation des choses égales, rendues égales. Pour Spinoza comme pour Nietzsche bon et mauvais ne sont pas soutenus par un Bien et un Mal absolutisés, mais ce ne sont pas pour Nietzsche des termes qu’il faudrait conserver en dépit de leur essentielle relativité et de leur absence de fondement dans les choses elles-mêmes. Chaque volonté de puissance évalue et évalue nécessairement en fonction de la quantité et de la qualité de sa puissance. Le bon comme le mauvais sont relatifs à des types de volonté de puissance, mais les perspectives, elles, ne sont nullement relatives : une perspective n’est pas l’une de celles que peut adopter une certaine volonté de puissance, chaque volonté de puissance est une perspective.

Toute perspective est évaluation donc pose le problème de la hiérarchie des différentes évaluations. Nietzsche dit de ce problème qu’il est « notre problème à nous, esprits libres » : toutes les volontés de puissance ne se valent pas :

il te fallait voir de tes yeux le problème de la hiérarchie, voir la puissance, le droit et l’étendu de la perspective s’accroître ensemble en même temps que l’altitude.3

Parce que ces esprits libres sont les « arpenteurs de tous les niveaux et degrés », ils conçoivent « ce qu’il y a toujours d’injustice nécessaire dans le pour et le contre, cette injustice inséparable de la vie, elle-même conditionnée par la perspective et son injustice ». Toute perspective est injuste, mais si on apprend l’art de les multiplier, on ouvre « la voie à des manières de penser multiples et opposées »4 et on rétablit la justice. Mais parce que c’est la justice qu’on rétablit et non pas la vérité qu’on établit, on n’encourt aucun risque de relativisme car justice implique hiérarchie. Tout relativisme se borne au simple constat qu’il existe des contradictions, et en tire la conséquence que toute valeur est sans fondement. Adopter à l’égard des vertus une perspective hiérarchique signifie au contraire voir en elles les expressions de degrés et de qualités de force, donc découvrir ce qui les fonde, qui n’est pas un fondement mais une origine qui n’a rien d’arbitraire. Mais les contradictions subsistent entre les différentes évaluations propres à ces forces, chacune étant nécessairement partiale et injuste : les valeurs d’une morale des maîtres, par exemple, sont contradictoires avec celles d’une morale des esclaves bien qu’elles expriment deux degrés de force d’une même volonté ; elles peuvent être jugées bonnes ou mauvaises, ou bonnes et mauvaises, selon le type de volonté qui les évalue (évalue la valeur de ce qu’elles prétendent être des valeurs). Évaluer la valeur de ces valeurs implique l’adoption d’une perspective affranchie de la croyance à l’un ou l’autre système, donc l’élévation et l’extension de la perspective. Celle-ci entraîne la multiplication de manières de penser opposées et rend insensible « quant aux valeurs opposées »5. Tout ce qui vit évalue et ne choisit pas d’évaluer ainsi plutôt qu’autrement parce que tout ce qui vit est une évaluation : loin d’être relative, toute évaluation est absolument nécessaire et fatale. La hauteur et l’étendue de la perspective permettent de hiérarchiser les évaluations et de rendre justice à ce qui est évalué, mais aucune évaluation n’en relativise une autre : toutes sont rigoureusement nécessaires. La multiplicité des évaluations n’implique aucun relativisme mais appelle une hiérarchie. Cette dernière dépend d’une volonté de puissance différente de celles qui restent enfermées dans un seul système d’évaluation.

Ce qui intéresse cette volonté différente est ce que les oppositions de valeurs manifestent : la nature des instincts et des forces dont elles procèdent, bref leur généalogie, condition de l’établissement d’une hiérarchie juste. Celui qui a recouvré la liberté par rapport à toutes les « anciennes tables », donc la santé, est maître de ses « pour » et de ses « contre » : il a compris, d’abord, que « pour » et « contre » ne s’excluent pas puisqu’ils dépendent d’une perspective et qu’on peut, ou plutôt qu’on doit, multiplier les perspectives ; ensuite, et en conséquence, que bon et mauvais, vrai et faux, etc., ne s’excluent pas davantage : ces prétendus contraires sont indéfectiblement liés et également nécessaires à la vie. Ce ne sont donc pas ces valeurs qu’il prend pour principe de sa hiérarchie mais leurs origines, des volontés de puissance qualitativement et quantitativement déterminées. S’il dit oui ou non, ce n’est pas parce qu’il prend parti pour telle ou telle valeur mais parce qu’il sait voir quelle sorte de force elle exprime. C’est cette force qui confère à une perspective sa puissance et son droit. Mais quel est à son tour l’instinct qui commande une telle perspective, qu’est-ce qui pousse à regarder de « haut » vers les profondeurs des origines, à multiplier les expériences et les expérimentations donnant lieu à des manières de penser opposées ? On peut le nommer « passion de la connaissance » – passion signifiant qu’en cette matière non plus, on en choisit pas, on est choisi.

L’interpréter

Chaque regard est strictement déterminé, nul n’est libre de voir comme ça lui chante, il voit comme il peut et veut voir, et ne voit que ce qu’il peut et veut voir. Mais cette manière de parler est dangereuse en ce qu’elle semble poser un sujet qui interprète (l’organisation temporaire des énergies, par exemple).

Il ne fait pas demander : « qui donc interprète ? », au contraire, l’interpréter lui-même, en tant qu’il est une forme de volonté de puissance, a existence (Dasein) (mais non pas comme un « être », Sein, au contraire comme un processus, un devenir) en tant qu’affect6.

Il n’y a pas d’interprète derrière l’interprétation, il n’y a que de l’interpréter (das Interpretieren). L’emploi d’un verbe à l’infinitif (donc exclusif de tout sujet) permet de surmonter la dualité de l’agent et de l’action, vieille mythologie véhiculée par la grammaire qui pose une entité stable et durable comme cause de tout agir et de tout pâtir. L’interpréter est ce processus qui existe en tant qu’affect et qui signifie que toute volonté de puissance n’est pas seulement un agir mais un affect. Toute interprétation est perspectiviste au sens où la perspective n’est pas définie comme l’interprétation d’une situation donnée (la facticité au sens sartrien), et où elle n’est pas un point de vue arbitraire sur la chose mais un affect rigoureusement déterminé dans sa direction et dans sa valeur. En conséquence il n’y a ni textes ni faits en dehors de l’interpréter : « Savoir (…) si une existence sans interprétation , sans « sens » ne devient pas justement un « non-sens », si, d’autre part, toute existence n’est pas essentiellement une existence interprétante », est une question absurde, car notre intellect suppose qu’il pourrait, en la posant, sortir de sa propre perspective. Nous ne pouvons regarder au-delà de notre angle7. Le caractère perspectiviste et interprétant de toute existence n’est pas un problème mais l’affirmation d’une nécessité.

Pourtant, face à certaines interprétations, Nietzsche semble faire valoir les droits du texte : une certaine physique « est interprétation, et non pas texte »8 ; il prône également « le sens des réalités », « le regard libre devant la réalité »9. Donc, sur cette question , loin de se situer par-delà, Nietzsche aurait lui même engendré une antinomie.

À suivre…

1Éléments pour la généalogie de la morale, III, §12

2Spinoza, Éthique, IV, Préface.

3Humain, trop humain I, Préface, §6 ; l’ensemble de cette préface est le texte le plus décisif sur la notion nietzschéenne de perspective.

4Humain, trop humain I, Préface, §4

5Ibid, §6

6Fragments Posthumes XII, 2[151].

7Le Gai Savoir, V, §374

8Par delà Bien et Mal, I, §22, cf. le §230 où il s’agit de ce texte qu’est l’homme

9L’AntéChrist, §22

Par delà les antinomies_Dixsaut

 

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