In Limine
Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
Se limiter dans le cadre d’une raison ou s’ouvrir au monde ?

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Se limiter dans le cadre d’une raison ou s’ouvrir au monde ?

Une orientation pour le monde à venir

Toute raison est limitation. En fondant sa vie sur une raison, quelle qu’elle soit soit-dit en passant, nous contraignons notre existence à limiter ses possibilités à l’intérieur d’un cadre moral qui s’est bâti sur une certaine forme de dichotomie entre Bien et Mal. La vision du monde qui en découle ne nous est commune que parce qu’elle est cette limitation même que nous partageons à l’intérieur de ce cadre moral : une interprétation. Le partage lui-même est donc aussi une limitation, inclus dans des frontières plus ou moins poreuses. Même s’il se donne évidemment des airs d’universalité ! Nous parlons toujours de La Raison.

En partant du point de vue de cette Raison, toutes autres nous paraissent absurdes, ou immorales. L’on défend ses frontières, ses certitudes avec la fermeté de la Vérité toute possédée. Et il en est bien sûr de même si l’on se place d’un autre point de vue ! L’ambition de l’universel est chose qui se conjugue fort bien au pluriel. Il semblerait bien alors que l’on eût tout le loisir d’en faire un parallèle avec la guerre incessante qui aujourd’hui encore, sous d’autre façons qu’hier et quoique amoindrie, caractérise les rapports entre les nations européennes. Ce qui nous en donne dans l’histoire de l’Europe un contre-exemple, c’est le jeu tragique des Juifs au sein desquels s’illustrèrent d’autres possibilités que celles, inquisitrices et sclérosantes, du christianisme et des nationalismes.

Dans la hiérarchie des passions, la raison est la plus vive, du moins celle qui dans la guerre permanente en nous-même a su se dresser comme dominante, parce qu’elle est en nous la condition de notre pérennité dans le monde, à un moment donné de l’histoire des hommes. Cette raison est celle que l’on se fait de par le monde en vue d’amoindrir les effets de la dette que nous nous sommes chargées sur nos épaules : notre sensible et « misérable » condition qu’il nous faut racheter devant Dieu, ou devant tout accomplissement ultime de l’Humanité, et qui est en outre origine de nos multiples convictions, et de nos multiples limites.

Il est des esprits indépendants qui regardent leur raison en face et conçoivent qu’elle ne puisse être la seule et unique passion qui puisse les guider dans leur vie. Après tout, ne serait-elle qu’une opinion ? Parmi d’autres, s’entend ! Mais alors où est la vérité ? Où donc se situe cette seule condition que nous aurions de pouvoir être absout de nos péchés ? Nul part sans doute sinon que dans nos esprits divisés entre ce que l’on rejette et ce que l’on tente à jamais d’atteindre, car en fait inatteignable. Il en est ainsi du « bon Européen » qui non content de prendre acte du déclin irrémédiable des frontières, œuvre à ce qu’une raison bien supérieure à toute autre jusqu’ici parvienne à briser les convictions fondées sur ses supposées démérites, ainsi que sur ses peurs et ses ressentiments. Il ne s’agit point ici de « libre-arbitre » mais d’une passion d’un tout autre niveau qui anime les « Esprits libres » ; d’une passion qui élit domicile au sein de leurs conflits intimes, de leurs déceptions… et de leurs dés-espérances. Une passion qui rend le cœur plus léger, plus ouvert et pourtant aussi plus intransigeant envers la nécessité de faire correspondre une toute autre culture au devenir par lequel il devient possible de prendre conscience du mouvement qui est vie.

« L’HOMME EUROPÉEN ET LA DESTRUCTION DES NATIONS. – Le commerce et l’industrie, l’échange des livres et des lettres, le communauté de toute la haute culture, le rapide changement de lieu et de pays, la vie nomade qui est actuellement celle de tous les gens qui ne possèdent pas de terre, – toutes ces conditions entraînent nécessairement un affaiblissement et enfin une destruction des nations, au moins des nations européennes : si bien qu’il doit naître d’elles, par suite de croisements continuels, une race mêlée, celle des hommes européens. A cette fin s’oppose actuellement, sciemment ou non, l’exclusivisme des nations par la production des inimitiés nationales, mais la marche de ce mélange n’en avance pas moins lentement, malgré tous les courants contraires momentanés : ce nationalisme artificiel est au reste aussi dangereux que l’a été le catholicisme artificiel, car il est par essence un état de contrainte, un état de siège forcé, imposé par un petit nombre au grand nombre, et a besoin de ruse, de mensonge et de violence pour se maintenir en crédit. Ce n’est pas l’intérêt du grand nombre (des peuples), comme on aime à le dire, mais, avant tout, l’intérêt de certaines dynasties princières, puis celui de certaines classes des affaires et de la société, qui mènent à ce nationalisme ; une fois qu’on a reconnu ce fait, on ne doit pas craindre de se donner pour bon Européen et de travailler par le fait à la fusion des nations ; à quoi les Allemands peuvent contribuer par leur vieille qualité éprouvée d’interprètes et d’intermédiaires des peuples. – En passant : tout le problème des Juifs n’existe que dans les limites des États nationaux, en ce sens que là, leur activité et leur intelligence supérieure, le capital d’esprit et de volonté qu’ils ont longuement amassé de génération en génération à l’école du malheur, doit arriver à prédominer généralement dans une mesure qui éveille l’envie et la haine, si bien que dans presque toutes les nations d’à présent – et cela d’autant plus qu’elles se donnent des airs de nationalisme – se propage cette impertinence de la presse qui consiste à mener les Juifs à l’abattoir comme les boucs émissaires de tous les maux possibles publics et privés. Dès qu’il n’est plus question de conserver ou d’établir des nations, mais de produire et d’élever une race mêlée d’Européens aussi forte que possible, le Juif est un ingrédient aussi utile et aussi désirable qu’aucun autre reliquat national. Toute nation, tout homme a des traits déplaisants, même dangereux : c’est barbarie de vouloir que le Juif fasse une exception. Il se peut même que ces traits présentent chez lui un degré particulier de danger et d’horreur ; et peut-être le jeune boursicoteur juif est-il en somme l’invention la plus répugnante de la race humaine. Malgré tout, je voudrais savoir combien, dans une récapitulation totale, on doit pardonner à un peuple qui, non sans notre faute à tous, a parmi tous les peuples eu l’histoire la plus pénible, et à qui l’on doit l’homme le plus digne d’amour (le Christ), le sage le plus intègre (Spinoza), le livre le plus puissant et la loi morale la plus influente du monde. En outre : aux temps les plus sombres du Moyen Age, quand le rideau des nuages asiatiques pesait lourdement sur l’Europe, ce furent des libres-penseurs, des savants, des médecins juifs qui maintinrent le drapeau des lumières et de l’indépendance d’esprit sous la contrainte personnelle la plus dure, et qui défendirent l’Europe contre l’Asie ; c’est à leurs efforts que nous devons en grande partie qu’une explication du monde plus naturelle, plus raisonnable, et en tout cas affranchie du mythe, ait enfin pu ressaisir la victoire, et que la chaîne de la civilisation, qui nous rattache maintenant aux lumières de l’Antiquité gréco-romaine, soit restée ininterrompue. Si le christianisme a tout fait pour orientaliser l’Occident, c’est le judaïsme qui a surtout contribué à l’occidentaliser de nouveau : ce qui revient à dire en un certain sens, à faire de la mission et de l’histoire de l’Europe une continuation de l’histoire grecque. » Friedrich Nietzsche, Humain trop humain, in Coup d’oeil sur l’État, Aphorisme 475

Elever des frontières, c’est imposer l’abstraction de limites, autant sur le terrain des nations et de la politique que sur celui des passions, des affects et des pulsions, donc en nous-mêmes. Lever les frontières, c’est accepter la contradiction, voire la souhaiter, afin de pouvoir accéder à un niveau supérieur de conscience en lequel puisse régner la justice : celle donnant à chacun la place qui lui revient, l’équilibre d’une juste hiérarchie.

Nous ne détenons pas La Vérité : en fait, nous n’en détenons qu’une parcelle, et la conscience de ceci ne demande, telle une passion supérieure, qu’à être contredite, afin de s’élever vers les hauteurs d’une incertitude salutaire où se doit de régner « l’art de bien lire » : de lire le « grand livre ouvert du monde ». Encore faut-il avoir une telle oreille pour cela, une de celles qui se sentent bien trop à l’étroit dans les limites de la Raison enserrant la vie de sa morale. Il s’agit là de tenter la plus juste interprétation possible du « texte » du monde, en se dégageant autant que faire se peut des idéaux préconçus, d’une lecture susurrée par ses propres « appartenances ».

Se transposer aux origines de la raison, aux racines de nos croyances, en laisse par là même occasion une image amoindrie, démythifiée. Par répercussion, la vie présente, multiple, immédiate, acquiert un goût par lequel s’ouvrent les possibles qui sont contenus en elle, qui sont ce qu’elle est elle-même. Les choses ainsi se figent bien moins facilement ou de toutes autres façons, imprévues, incertaines, tout en donnant la tentation de dépasser le sentiment premier et pourtant vital d’unité et d’identité, et au final sans doute de le redéfinir.

Tout cela ne serait-il en somme qu’une guerre entre l’Histoire et la Vie ? Un conflit devenu désormais nécessaire, entre une vie nomade et une autre sédentaire !

Au fond, les « Juifs » sont ces voyageurs, Esprits libres, qui ne sauraient voyager sans leur ombre ; tout est dans le style.

« Dans la Deuxième inactuelle [la deuxième Considération inactuelle de Nietzsche écrite par lui en 1874 NdIL], la culture est mise au futur, elle est un possible qui ne deviendra réel qu’à la condition de rejeter la domination actuelle de la culture historique. Il faut que la vie triomphe, la culture doit se mettre au service de la vie, mais une vie libérée et guérie ne sera qu’ « une puissance de lutte, de dissolution, de désagrégation » et non pas de création : pour créer une culture, elle aura besoin de l’histoire. Il n’y a pas de solution dialectique possible : la culture à venir ne sera pas réconciliation mais exigence de subordination d’une force à l’autre. L’antinomie ne sera surmontée qu’avec l’établissement d’une juste hiérarchie, non avec la destruction de l’un des deux termes. Le dépassement est hiérarchique et contingent,il y a simplement l’espoir que le conflit s’achève et que la vie l’emporte, mais avant cela, il y a l’espoir qu’il y aura conflit, et que la culture actuelle ne poursuivra pas mécaniquement sa marche mortelle. Seul un conflit pourra ouvrir la possibilité d’une plus juste hiérarchie de ces deux types de forces, – l’une, la vie tournée vers l’invention de l’avenir, l’autre, la connaissance historique, indispensable à toute connaissance parce qu’en elle se fait le procès de tout ce qui est périmé. Elles ne cesseront pas pour autant d’être, à des degrés variables, opposées. » Monique Dixsaut, Nietzsche, par delà les antinomies, éditions Vrin, 2012, p. 92

En somme, un conflit entre l’Etre et le Devenir, ou plus exactement une forme d’être et une forme de devenir…

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