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« Nietzsche prêche l’anéantissement de toute morale. » (par Patrick Wotling)
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« Nietzsche prêche l’anéantissement de toute morale. »

(Tiré de Patrick Wotling, Nietzsche, coll. Idées reçues, éd. Le Cavalier Bleu, 2009)

Le caractère essentiel et inappréciable de toute morale

est d’être une longue contrainte […] Ce qui est essentiel

« au ciel comme sur terre » semble-t-il, c’est, pour le dire

une fois encore, que l’on obéisse longuement

et dans une seule et même direction : cela finit toujours

et a toujours fini par produire à la longue quelque chose

qui fait que la vie sur terre mérite d’être vécue.

Par-delà bien et mal, § 188

Il est bien connu que Nietzsche critique résolument la pitié (les raisons en sont en revanche moins connues), ramène l’amour chrétien à une forme sublimée de volonté de vengeance, récuse l’abnégation et plus encore l’altruisme… Nietzsche se serait-il donc fait un devoir d’abolir tous les sentiments décents, particulièrement ceux qui reçoivent l’assentiment général de nos sociétés modernes ? Prêcherait-il la pratique de l’égoïsme, de la dureté impitoyable, de l’abandon aux passions débridées, bref la promotion des vices ? N’a-t-il pas du reste revendiqué le titre d’ « immoraliste » ?

Faire de l’hostilité à la morale une sorte de position personnelle, c’est à coup sûr passer à côté du sens de la démarche nietzschéenne. Car pour Nietzsche, le point fondamental consiste à comprendre tout d’abord en quoi la morale est un problème, et par conséquent intéresse la philosophie. Il s’agit donc d’interroger, ce qui aura pour conséquence de révéler dans un second temps en quoi les philosophes se sont égarés et n’ont, une nouvelle fois, pas tenu leurs promesses. C’est uniquement sur cette base que la mise en cause de la morale – mais laquelle au juste ? – trouve sa justification.

C’est un trait constant des textes que de faire remarquer d’abord les insuffisances des approches de la morale menées jusqu’ici par les philosophes, ce qu’effectuent de manière exemplaire notamment les paragraphes 345 du Gai Savoir (« La morale comme problème »), ou 186 de Par-delà bien et mal. Les philosophes, emportés par leur assimilation de la philosophie à la recherche de la vérité, ont généralement considéré comme allant de soi que la problème de la morale était celui de son fondement. On a donc cherché à prouver la réalité, ou la vérité, de la morale, en la fondant tantôt dans la nature, tantôt dans le supra-sensible, tantôt dans la rationalité pure. Ce faisant, on commettait toujours la même erreur initiale : on oubliait de consulter l’histoire de l’homme et on ne voulait pas admettre l’extraordinaire multiplicité des formes de morale dans l’histoire des sociétés humaines. On admettait donc implicitement – nouvelle forme de préjugé atomiste -, que la morale était unique, et on l’identifiait toujours plus ou moins ouvertement à sa forme ascétique et idéaliste, celle qu’a imposée le platonisme et qu’a durablement confortée ensuite le christianisme : « L’unanimité s’est faite, en Europe, ainsi que dans les pays où domine l’influence de l’Europe, sur tous les jugements moraux essentiels : on sait, de toute évidence, en Europe ce que Socrate pensait ne pas savoir, et ce que ce fameux vieux serpent promit jadis d’enseigner, – on « sait » aujourd’hui ce qu’est le bien et le mal. » (Par-delà bien et mal, § 202) C’est à cette forme particulière que se réfère Nietzsche quand il parle de « la morale » sans plus de précision. Que cela aille contre les convictions propres à notre culture européennes n’y change rien : les morales sont multiples, chaque morale est une interprétation, fondée sur des valeurs qui varient considérablement d’une culture à l’autre.

De la sorte, les philosophes n’ont pas vu que le vrai problème de la morale n’était pas celui de sa fondation (la question de la vérité d’une interprétation est dénuée de sens aux yeux de Nietzsche), mais celui de sa valeur ; ni le fait que cette valeur se mesure pratiquement, par l’analyse des effets que produit à long terme une régulation morale sur les individus qui s’y soumettent – progression vers l’épanouissement et la santé (Nietzsche dira parfois aussi la force), ou vers le dégoût de l’existence, la maladie et la volonté d’en finir. La préface de La généalogie de la morale précise ainsi la tâche du philosophe : « Formulons-la, cette exigence nouvelle : nous avons besoin d’une critique des valeurs morales, il faut remettre une bonne fois en question la valeur de ces valeurs elle-même – et pour ce , il faut avoir connaissance des conditions et des circonstances dans lesquelles elles ont poussé, à la faveur desquelles elles se sont développées et déplacées » (§ 6). Nietzsche commence certes par souligner le caractère irrecevable des appréciations morales ascétiques, qui défendent des notions imaginaires, contredites par la réalité, ou dénuées de sens (bien en soi, actions altruistes, etc.) ; par établir qu’elles relèvent d’erreurs d’interprétation (la mauvaise conscience, par exemple, ou la sainteté) ; par démontrer de manière générale les origines extra-morales des valeurs morales (« il n’y a pas de phénomènes moraux du tout, mais seulement une interprétation morale des phénomènes… », Par-delà bien et mal, § 108). Mais la part déterminante de son analyse, qu’expose par exemple le troisième traité de La Généalogie de la morale, est celle qui établit que les idéaux moraux prédominants, ascétiques, sont l’expression d’une forme déclinante de la vie et traduisent une volonté de mort. Contrairement à une opinion courante, Nietzsche ne cherche pas à inverser les appréciations dominantes pour défendre, comme par provocation, ce qui est condamné, l’égoïsme prenant la place de l’altruisme, par exemple. Il montre avant tout l’inanité des partages dualistes propres à la morale ascétique : « Il n’y a ni actions égoïstes, ni actions désintéressées : les deux termes sont des non-sens psychologiques. » (Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 5.) Il interroge ensuite les conséquences des valeurs sur la vie humaine pour en apprécier la valeur réelle, révélant ainsi le danger que font courir les préférences dualistes et ascétiques qui règnent depuis plus de deux millénaires : « Comment ? Et si le « bon » renfermait un symptôme de régression, de même un danger, une séduction trompeuse, un poison, un narcotique au moyen duquel le présent vivrait en quelque sorte aux dépens de l’avenir ? Peut-être de manière plus confortable, moins dangereuse, mais également dans un style plus étriqué, plus bas ?… Si bien que ce serait justement la faute de la morale si l’on n’atteignait jamais une puissance et une splendeur suprêmes, en soi possibles, du type homme ? Si bien que c’est justement la morale qui serait le danger des dangers ?… » (La Généalogie de la morale, préface, § 6.) Tel est le sens de la mise en cause du type de morale qui règne dans l’aire culturelle européenne depuis Platon.

Ce qui ne signifie nullement que Nietzsche prétende éliminer purement et simplement toute forme de morale. S’il combat et la revendication d’exclusivité d’une axiologie devenue dominante à la faveur des développements de l’histoire, et le caractère nocif de cette morale désormais hégémonique, il n’en reste pas moins que le philosophe promulguera lui aussi des morales – il est indispensable d’en faire coexister plusieurs formes au sein de toute société du fait de la diversité des types d’hommes qui y coexistent, donc de la diversité de leurs conditions d’existence -, non pas au nom de leur vérité, mais dans une perspective pratique : précisément parce que sa tâche consiste à traiter l’humanité en médecin, et à se servir pour cela des instruments permettant de créer des formes de vie nouvelles. Car là est la principale lacune de la philosophie, qui n’a pas compris le véritable statut de toute morale, celui d’une technique pratique de transformation de l’homme : « Les morales autoritaires sont le principal moyen de modeler l’homme au goût d’un vouloir créateur et profond, à condition que ce vouloir artiste, de très haute qualité, ait en main la puissance et puisse réaliser durant de longues périodes ses visées créatrices, sous forme de législations, de religions, de coutumes. » (FP XI, 37 [8].)

Couv IR Nietzsche

 

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