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Le jeu comme symbole du monde – en guise de conclusion (par Eugen Fink)
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Le jeu comme symbole du monde – en guise de conclusion

(Extrait de l’ouvrage d’Eugen Fink, Le jeu comme symbole du monde, Les éditions de minuit, 1966, pp. 227 à 239)

Le jeu comme extase de l’homme en rapport avec le monde et comme reflet du monde dans l’étant ouvert au monde. – Le monde comme jeu sans joueur

Nous pouvons résumer en quelques mots sous forme de « thèse » la troisième réponse qu’apportent l’interprétation métaphysique et l’interprétation cultuelle-mythique à la question de l’essence du jeu : le jeu humain est un mode particulièrement remarquable sur lequel l’existence se rapporte au tout de ce qui est et sur lequel elle se laisse traverser et animer par le tout. Dans le jeu humain, le tout du monde se reflète en lui-même ; il fait scintiller par instant des traits de l’infinité sur et dans un intramondain, un fini. Le jeu est un acte existentiel qui mène hors d’une considération purement immanente des choses humaines ; nous ne pouvons pas le comprendre si nous concevons l’homme comme un être vivant fermé en lui-même, si nous le prenons pour un étant qui a des propriétés stables lui appartenant, si nous le pensons d’après le modèle général de la substance comportant des déterminations accidentelles. C’est précisément dans la mesure où l’homme est déterminé essentiellement par la possibilité du jeu, qu’il est déterminé par la profondeur insondable, l’indéterminé, l’instable, l’ouvert, le possible ondoyant du monde agissant qui se reflète en lui. Dans le jeu humain se produit l’extase de l’existence visant le monde. C’est pourquoi le jeu est toujours davantage que n’importe quelle autre attitude, n’importe quelle autre activité intramondaine de l’homme, n’importe quelle autre manière d’être en action. Dans le jeu, l’homme se « transcende » lui-même, il dépasse les déterminations dont il s’est entouré et dans lesquelles il s’est « réalisé », il rend pour ainsi dire révocables les décisions irrévocables de sa liberté, il saute hors de lui-même, il plonge dans le fond vital de possibilités originelles en laissant derrière lui toute situation fixée, il peut toujours recommencer et rejeter le fardeau de son histoire.

Une telle caractérisation est équivoque et suscite une protestation spontanée – et cependant c’est cette ambiguïté qui est en cause. L’homme se réalise en se choisissant de multiples façons au cours de sa vie : toujours quand il choisit, il ne choisit en fin de compte que lui-même. Dans les décisions de sa liberté il détermine son individualité. Nous faisons abstraction ici du fait que l’action de la liberté humaine suppose une base que l’on ne peut pas choisir, qui est comme irriguée par l’héritage que nous lègue la nature et qu’il nous faut accepter. En effet, nous ne pouvons pas entrer en contestation avec la nature au sujet des « dons », grands et petits, qu’elle nous a donné en cadeau pour qu’ils nous accompagnent au cours de notre vie. Elle nous abandonne à nous-même, et il dépend de nous de « faire valoir le talent qu’on nous a confié ». Dès lors, nous nous choisissons dans les actions que nous accomplissons mais également dans nos omissions et dans nos manquements. Nous devenons toujours plus l’oeuvre de nos faits et méfaits. Dans les décisions de notre propre liberté, nous nous définissons, nous nous déterminons, nous choisissons une réalité particulière parmi les multiples possibilités ouvertes. Sans doute pouvons-nous annuler des décisions prises antérieurement, transformer de vieilles déterminations en de nouvelles décisions, mais seulement de telle manière que nous nous déterminons, nous nous définissons une fois de plus. Dans chaque acte de libre choix, nous nous fixons en une forme habituelle de la volonté. Dans les actions de la liberté, nous créons le style d’une conduite de la vie responsable d’elle-même. Cette forme obtenue et créée par nous-même, nous ne pouvons pas nous en défaire réellement à tout moment, nous ne pouvons réellement échapper à nous-mêmes et nous débarrasser du poids de notre propre responsabilité, nous ne pouvons réellement sauter nos actions, mais nous pouvons faire tout cela réellement d’une « manière irréelle », c’est-à-dire dans le jeu. Le jeu nous dégage temporairement de l’histoire de nos actions, nous libère de l’oeuvre de la liberté, nous rend une irresponsabilité que nous vivons avec plaisir. Nous sentons une ouverture de la vie, un illimité, une vibration dans une foison de possibilités, nous sentons ce que nous « perdons » dans l’action qui décide, nous sentons ce qu’il y a de ludique dans le fond de la liberté, ce qu’il y a d’irresponsable à l’origine de toute responsabilité. Et ainsi nous touchons en nous-même à la profondeur l’être lié au monde en nous, nous touchons au fond qui joue de l’être de toutes les choses, de tous les étants. L’ «ambiguïté » d’une telle caractérisation repose sur l’enchevêtrement inévitable du réel et de l’irréel. Le jeu nous libère de la liberté, mais d’une « manière irréelle ». Et cependant cette « irréalité » du jeu est un rapport essentiel de l’homme avec le monde. Dans le médium de l’ « irréalité », le tout qui produit tout apparaît à l’intérieur de lui-même. La représentation symbolique du tout universel au milieu des choses ne peut pas être une chose massivement réelle ou une action massivement réelle ; la lumière du monde ne peut jaillir en elle-même que si le monde pénètre dans l’ambiguïté mystérieuse du jeu, dans son irréalité réelle. Le monde apparaît dans l’apparence du jeu : il se reflète en lui-même par le fait qu’un comportement intramondain prend, serait-ce sous une forme irréelle, les traits du tout agissant. Le reflet du monde en lui-même, dans un intramondain déterminé, dans l’homme qui imite pour ainsi dite le monde : l’homme qui est comme « tout-puissant », comme « irresponsable », qui est pour ainsi dire à la fois dans toutes les possibilités ; vu à partir du cosmos, ce reflet est la même chose que ce que nous avons nommé, du point de vue de l’homme, l’extase visant le tout du monde.

Ce qui est peut-être le plus difficile à comprendre, c’est que ce rapport entre l’homme et le monde, tel qu’il se manifeste dans le jeu humain, n’est pas un rapport entre deux choses séparées, mais qu’il précède comme rapport la différence de ce qui est réuni dans ce rapport. L’homme n’est pas d’abord pour devenir seulement ensuite à l’occasion, ouvert au monde et en rapport avec le monde ; L’ouverture compréhensive au tout du monde appartient à son être unique et singulier, et cela même s’il se perd dans les choses intramondaines au point que les arbres lui cachent la forêt. La plupart du temps, nous oublions la « forêt » de l’être, lorsque nous nous occupons sérieusement des choses. Dans l’exubérance, dans la frivolité et l’irresponsabilité du jeu qui manie l’étant comme un jouet, nous nous tenons dans la vaste étendue ouverte qui entoure tout, et ressemblons en effet aux « oiseaux du ciel ». Du fait que l’extase humaine visant le m!onde dans le jeu et que le reflet du tout du monde dans le symbole intramondain sont le même rapport, nous ne pouvons pas traiter le jeu humain dans une thématique anthropologique « fermée », nous ne pouvons pas le décrire comme un behaviour. Le problème philosophique du jeu est toujours et nécessairement, dans la mesure où cela concerne l’homme, mondain. Le signe le plus frappant de la mondanité du jeu humain fut pour nous l’interférence problématique de la réalité et de l’irréalité dans le jeu. Dans le jeu, les domaines sont mélangés et entremêlés, que nous séparons d’habitude soigneusement et qu’il nous faut même séparer si nous voulons subsister. Dans toutes les besognes de la vie sérieuse, nous séparons le réel de la simple apparence, le tangible et l’imaginaire, ce qui est sûr et digne de confiance de ce qui est problématique et simplement conjoncturel. Mais dans le jeu nous mélangeons sans entrave intérieur l’être et l’apparence, nous prenons un plaisir énigmatique à l’apparence qui nous garantit parfois une vérité supérieure plutôt que les choses massivement réelles du monde environnant de tous les jours. C’est pourquoi l’interprétation du jeu humain s’est ramassée pour nous dans la question de savoir quel sens et quel rang attribuer à l’ « irréalité » du « monde ludique » qui se manifeste dans tout jeu. Quel sens ontologique possède le scénario imaginaire du jeu ? Aussi bien l’interprétation métaphysique que l’interprétation mythique du jeu ont insisté sur le fait que le monde ludique est autre que les choses ordinaires. Le monde du jeu est moins que l’ordinaire chose sensible, dit la métaphysique de Platon. Il est simple copie, reflet qui copie les choses sensibles qui, de leur côté, sont des copies des idées, étants véritables ; il est donc copie d’une copie. En dépit de son caractère d’apparence, le monde ludique est plus que les choses ordinaires ; c’est la réponse que nous a donnée le mythe. Dans l’apparence du monde ludique s’accomplit l’épiphanie des dieux ; dans le masque on conjure le démon. La dépréciation métaphysique comme la surestimation mythique du monde ludique comportent des moments de la vérité, partiaux et donc abstraits. Le monde ludique n’est ni « moins » ni « plus » en comparaison avec les autres choses, uniquement par le fait qu’il est moins, il est également plus. Il est dans le médium de l’apparence symbolique du monde. Le rang de l’imaginaire ne se mesure pas par la distance qui le sépare des choses et des idées ; son rang et son importance découlent du rapport humain au monde.

Ce que nous avons dit de la sphère du sacré, vaut d’une autre manière pour le jeu. Il se constitue par une « clôture qui le met à part ». Il est mis à l’écart des autres activités humaines, il ne se combine pas avec elles dans une visée commune. Il « interrompt » la continuité des actions utiles, il a ses fins en lui-même et cela de telle manière que les fins internes du jeu ne font pas partie des aspirations générales de la vie. L’activité ludique se sépare elle-même des autres activités, auxquelles elle se ferme à elles et trouve dans son médium de l’apparence son « domaine propre » clos sur lui-même. Évidemment, les « décors » du jeu ont toujours besoin d’un espace et d’un temps réels pour pouvoir se déployer, mais l’espace inhérent au monde ludique et le temps inhérent à celui-ci ne se prolongent jamais d’une façon continue dans l’espace environnant et dans le temps environnant. Sur le fond des fragments d’espace et de temps qui ont seulement la fonction de porter le monde ludique s’élève la scène imaginaire avec son espace intérieur qui n’est nulle part et pourtant est ici, avec son temps intérieur qui n’est à aucun moment et qui est pourtant maintenant. Et le joueur lui aussi est séparé par son rôle du contexte de sa vie de tous les jours. Par cette séparation, un fragments intramondain est destiné à représenter le tout du monde ; par elle, des choses et des personnes individuelles revêtent la fonction de « vicaires » de cette puissance qui produit tout. Ce serait une question d’une grande portée que de savoir si c’est la forme archaïque du jeu cultuel qui est donné au jeu ce caractère d’être mis à part, c’est-à-dire si les structures du jeu dérivent de la structure du sacré, ou bien si, sur la terre des hommes, le sacré apparaît dans le domaine redoutable du temple, mis à part et rigoureusement circonscrit, parce que le culte est à l’origine jeu. En tout cas, la structure du temenos appartient essentiellement au jeu humain. Elle le transforme en métaphore cosmique.

Le terme « métaphore cosmique » renferme d’innombrables difficultés ; il est une véritable crux rationis. En effet, que veut dire ici métaphore ? Est-ce que certaines ressemblances ne sont pas nécessaires pour que la « métaphore » soit possible ? Mais qu’est-ce qui est plus dissemblable que le monde et l’étant, que l’in-fini et la chose finie ? Peut-on concevoir une différence plus rigoureuse, plus radicale ? Peut-être celle entre l’être et le néant ? Mais la différence entre l’être et le néant dépasse-t-elle vraiment la différence entre le monde et la chose ? Aussi longtemps que nous pensons l’être comme être des étants, c’est-à-dire comme être des choses finies, le néant en tant que frontière, absence, déclin des choses, fait aussi partie du monde. Il en va autrement seulement si nous pensons l’être même à l’échelle du monde et du tout, et le néant en tant que négation de l’être total. La spéculation sur l’être et le néant demeure le plus souvent dans la perspective de l’être fini, délimité, des choses intramondaines, fragmentaires, même là, comme chez Hegel, où elle comprend le néant comme néantisation, comme « négativité ». Comment et en quel sens peut-on même parler d’un être au monde ? Le concept d’être englobe-t-il encore le concept du monde ? Ou faut-il comprendre le monde comme ce qui est plus originel qui renferme en lui l’être et le néant des choses ? La cosmologie est-elle une partir de l’ontologie ? Ou la véritable sagesse mondaine dépasse-t-elle les interrogations de la métaphysique traditionnelle ? Ce sont des questions qui restent ouvertes, mais qui restent de la plus haute importance. On commence seulement à formuler en tâtonnant ces questions qui vont marquer de leur sceau la confrontation moderne avec l’histoire de la philosophie.

Mais retournons à notre problème. Nous avons soulevé la question se savoir s’il peut y avoir une métaphore cosmique puisqu’il n’y a pas de parenté structurale entre les choses finies et le monde infini. Comment le monde peut-il se montrer dans une chose ? Certes, il faut s’en tenir à l’impossibilité de comparer le monde et la chose, il faut surtout nous garder de penser le monde comme une chose gigantesque et d’une énorme puissance, une chose qui serait comme la montagne par rapport à ses rochers ou la mer par rapport aux gouttes d’eau. Le rocher comporte aussi la nature de rocher de toute montagne ; la goutte la nature d’eau de toute la mer. La chose finie n’est pas une particule du monde qui serait dans le même rapport avec le tout du monde que la partie d’une chose avec le tout de la chose. La chose intramondaine n’est pas un monde réduit comme la pierre est une montagne réduite et la goutte une mer réduite. Il ne s’agira jamais ici d’une correspondance mesurable entre petit et grand ou inversement. Le rapport entre le monde et la chose ne se laisse pas réduire à un aspect quantitatif, mais la quantité en général se laisse ramener à la spatialité et à la temporalité du monde. Le monde et la chose sont incomparables, surtout aussi longtemps que des rapports d’égalité et de correspondance entre des étants déterminent la perspective de la pensée. On pourrait objecter que nous ne parlons nullement de « métaphores », lorsque des choses semblables sont réunies et mises en rapport l’une avec l’autre, mais plutôt lorsque nous comparons des choses d’ « espèces différentes ». C’est vrai. Mais les choses différentes, en dépit de toute leur différence, coïncident dans le fait qu’elles sont toutes des étants. Mais si nous comparons les cœurs humains avec des pierres privées de toute sensibilité ou bien des hommes avec des dieux, dans tous les cas il s’agit toujours d’étants. Par-delà les grandes distances de la différence, les choses qui sont séparées ou qui sont réunies sont renfermées dans l’identité de l’être de l’étant. Mais cela n’est pas vrai pour la chose et le monde. Le monde n’est pas comme les choses et les choses ne sont pas comme le monde. Le fini peut-il jamais devenir métaphore de l’infini ?

Cela ne pourrait jamais se produire, si le fini en tant qu’intramondain n’était lui-même un moment du monde même. Il s’agit de comprendre la possibilité et le sens d’une métaphore cosmique à partir du monde et non à partir d’un étant intramondain. Le tout du monde en tant que tout qui est hors de toutes choses finies ne peut pas rentrer dans une chose intramondaine et y exister à une échelle réduite. Mais le tout agissant peut se « refléter » dans un étant intramondain, y tracer des caractères et y faire apparaître des aspects qui caractérisent le mouvement du tout. Le monde se reflète dans l’homme, dans l’être caractérisé par son ouverture compréhensive au monde. Et le reflet du monde sur la terre des hommes se manifeste de façon différente dans les différents phénomènes fondamentaux de notre existence finie. Il se manifeste dans le travail et dans la lutte autrement que dans l’amour et le culte des morts, et autrement encore dans le jeu. À partir de quel traits du monde se détermine le caractère de jeu du jeu humain ? Le dire avec sérieux est extrêmement difficile, fût-ce seulement d’une façon provisoire. Dans le monde, les choses se trouvent en de multiples mouvements, elles n’apparaissent pas sans règles et ne disparaissent pas sans raison. Leur apparition et leur disparition sont déterminées par des rapports déterminés et réguliers. La mobilité des choses intramondaines comporte un style auquel on peut se fier. Même si chaque chose individuelle change, et aucune chose entre le ciel et la terre ne résiste au changement, même si, en définitive, la force d’être de toute chose s’épuise et que toute chose décline, toutefois le style d’ensemble du changement perpétuel demeure. La texture de la réalité persiste, tandis que les temporaires choses réelles viennent et s’en vont, apparaissent et disparaissent, fleurissent et se flétrissent. C’est là une aperception à priori, comme on le dit en termes philosophiques. Les choses sont parties intégrantes d’un seul tout englobant tout, elles y ont leur lieu et leur durée, leur apogée et leur décadence. Nous connaissons indépendamment de toute expérience effective la régularité du cours de toutes les choses dans le temps-espace du monde, et cette connaissance se trouve constamment confirmée et vérifiée par l’expérience. Il est évidemment possible que nous ne soyons pas capables de fixer avec une suffisante certitude la régularité de tout événement intramondain dans une formule ou dans une loi et que notre interprétation de la régularité n’aille pas plus loin. Nous appelons ordinairement la déterminité régulière du mouvement de toutes les choses « causalité » : tout ce qui se produit a une raison, a son fondement dans une cause précédente et se produit comme effet de cette cause. C’est une démarche unilatérale que de ne considérer qu’un seul mode de la causalité et de l’étendre illégitimement à tous les domaines de l’étant, par exemple d’affirmer la « causalité mécanique » comme loi fondamentale universelle de tout mouvement. À côté de la causalité mécanique, nous connaissons encore la cause finale dans la sphère du vivant et, en définitive, dans le champs de l’action humaine, la causalité par des motivations de la volonté. Tout a une cause dans le monde. Mais le monde lui-même a-t-il une « cause » – ou bien cette question est-elle absurde ?

Le monde est sans raison – mais dans un sens tout à fait particulier. La causalité du monde renferme la causalité générale de tous les processus et événements intramondains. Dans le monde, beaucoup d’aspirations comportent des fins immanentes ; dans la sphère des plantes et des animaux, nous rencontrons de multiples recherches d’états visés, et dans la vie humaine nous connaissons une multitude de buts poursuivis et des fins passionnément voulues, qui s’unissent dans le but suprême de l’existence, dans l’eudomonie. La vie humaine paraît subordonnée à un but final, auquel se soumettent toutes les fins individuelles et ambitions particulières. Bien des fins agissent dans le monde : mais le monde a-t-il lui aussi, en tant que tout, une fin, un but, un telos auquel il aspire ? Or il y a des interprétations religieuses et même philosophiques qui attribuent une fin au monde. Mais l’énorme importance cosmologique du « nihilisme » moderne réside dans le fait que non seulement il déclare inconnaissable la fin totale du monde, mais qu’il la tient pour un non-sens. Le nihilisme attribue au monde une inutilité étrange et énigmatique. Le monde n’est plus considéré comme le déroulement temporel pour la révélation d’un Dieu, ni comme l’épanouissement d’une raison qu’il renfermerait, ni davantage comme histoire d’un esprit qui se conçoit lui-même ; toute conception eschatologique, quelle qu’elle soit, se trouve écartée. Le monde est en lui-même dépourvu de toute finalité, et il n’a en lui-même aucune valeur ; il est en-dehors de toute estimation morale, « par-delà le bien et le mal ». Sans raison et sans fin, sans sens et sans but, sans valeur et sans plan, le monde a en lui toutes les raisons de tous les étants intramondains qui ont tous un fondement, il englobe dans son inutilité universelle les voies sur lesquelles on s’efforce d’atteindre des fins et des buts. Ce monde, même sans valeur, embrasse l’étant qui est différencié de multiple façon selon le dégré en force d’être ; il tient ouvert les espaces et les temps pour l’être des choses, qui a une raison et une fin, qui est plein de sens et chargé de valeur. Mais il faut que nous ayons une claire et distincte conscience de ce que la non-causalité du monde, son absence de but, de fin, de valeur et de plan, ne peut pas se penser par exemple sur le modèle d’une chose intramondaine privée de valeur. L’absence de raison du monde n’est pas moins, elle n’est pas inférieure au fait que l’étant est fondé, elle est quelque chose de bien plus originelle. Le gouvernement lié au monde de la toute-puissance se fait sans raison et sans but, il est inutile et n’a pas de sens, il est sans valeur et sans plan. Voilà les traits fondamentaux du monde qui se reflètent dans le jeu humain.

Mais l’homme est un étant dans le monde ; il est mondain dans la mesure où il se trouve comme toutes les choses dans l’univers, et il est mondain dans la mesure où il est ouvert au monde. Mais il n’est pas mondain de la même manière que le monde lui-même, un et unique. Et cependant certains traits du gouvernement du monde se reflètent dans l’homme et dans son jeu qui, par cela même, acquiert le sens d’un symbole du monde. Mais dans la mesure où toute activité humaine est déterminée et fondée par des motivations douées de sens, que la volonté humaine se représente, l’action humaine du « jeu » est bien sûr également impliquée dans le style d’ensemble de l’activité humaine. Mais cela d’une façon curieuse et frappante. L’absence de sens du monde se reflète dans la sphère intramondaine de sens humain de telle sorte qu’à l’intérieur de son activité déterminée par un but, l’homme se réserve pour ainsi dire une place libre où devient possible une activité sans motivation d’action qui entraîne plus loin dans la visée d’une finalité humaine. Le jeu n’est pas soumis à une fin visant au-delà d’elle-même, il a ses fins seulement en lui-même, et il est dans l’ensemble comme on dit, « inutile ». Le jeu humain est un mode sur lequel, au milieu de la causalité générale des choses intramondaines, apparaît un élan de la vie se mouvant sans raison en lui-même, comme symbole du gouvernement du monde. Mais du fait que l’ « absence de fondement » du jeu s’installe au milieu d’actions ayant but et sens, qui sont planifiées et déterminées par la valeur, il faut d(abord que ce jeu ait des « fins », un « sens », une « valeur » et un « plan » en lui-même ; il s’ensuit en outre que le jeu ne peut être métaphore du monde que dans le médium de l’ « apparence ». Aucune chose intramondaine ne peut être réellement semblable au cosmos et à sa magnificence ; une chose ne peut être symbole que dans la sphère de l’apparence, et notamment dans la sphère où le monde se reflète dans son intramondanité. Dans le jeu humain apparaissent des moments du monde, mais ceux-ci sont alors brisés, brisés par la dualité de la réalité et de l’irréalité qui interfèrent dans le jeu. Le jeu humain est donc symbole du monde. Le compréhension humaine se pénètre des traits de l’absence de fond, de sens et de but, et se trouve entraînée vers la légèreté insouciante et quasiment onirique du jeu. C’est parce que nous sommes ouverts au monde et que cette ouverture de l’existence humaine au monde implique que l’homme sait que le tout agissant est sans raison, c’est pour cela que nous sommes capables de jouer. L’homme joue parce qu’il est « mondain ».

L’élucidation philosophique du problème anthropologique du jeu enveloppe de façon essentielle un examen du rapport humain au monde. À plusieurs reprises, nous avons été renvoyés à l’idée inhérente aux vieux mythes, mais aussi aux premières spéculations de la philosophie, à l’idée que le monde lui-même est un jeu. Qu’est-ce que cela peut signifier ? Notre recherche sur le jeu est-elle arrivée au point où elle pourrait nous permettre de penser le jeu du monde d’une façon assez explicite ? Tout jeu humain a besoin d’un joueur qui se glisse dans le rôle du monde imaginaire du jeu, qui se déguise, se voile et se masque du rôle qu’il joue. Pouvons-nous penser le gouvernement de la toute-puissance par la métaphore d’un jeu joué par un joueur ? Le jeu du monde ne peut pas être le jeu d’une puissance personnelle. Aussi longtemps que nous pensons quelque chose en pensant le concept de personne et que nous ne laissons pas celui-ci s’estomper dans le brouillard d’une impression indéterminée de pensée, nous sommes forcés de penser aussi un étant qui se rapporte à lui-même, un étant qui se distingue par ce rapport avec lui-même des autres étants. Aussi grande, aussi puissante, aussi forte et aussi savante que l’on imagine la personne, on ne peut pas, au sens strict, se l’imaginer toute-puissante, puissante à la manière du tout, parce que le rapport à soi-même la distingue de toutes les autres choses. La toute-puissance ne peut pas être une personne et aucune personne ne peut être toute-puissante. Le monde n’est pas un dieu et aucun dieu ne peut être le tout du monde. Les dieux peuvent peut-être jouer – pareillement aux hommes, mais à un niveau supérieur. Le tout ne peut jamais jouer comme des personnes humaines ou divines. Le tout du monde joue-t-il autrement que les êtres intramondains mais proches du monde, c’est-à-dire autrement que les dieux et les hommes ? Le tout du monde joue : mais il ne joue pas en tant que personne, ni de telle manière qu’il produise en jouant une « apparence », une « irréalité », une scène imaginaire. Si nous voulons parler d’un jeu du monde, il nous faut complètement transformer certaines structures du jeu humain, et notamment de ces traits par lesquels il se donne comme dérivé du gouvernement du monde. Le monde gouverne en donnant naissance à toutes les choses particulières, en les faisant apparaître brillantes dans la clarté du ciel et en les rejetant dans la terre porteuse, en accordant à toutes les choses individuelles aspect et contour, lieu et durée, croissance et disparition. Le monde gouverne comme puissance de l’individuation universelle. Il marque les choses du sceau de l’espèce et du genre, et en même temps de celui de la forme individuelle ; il engendre tout ce qui existe individuellement et en même temps il est la tombe de toutes les choses, il est le temps-espace de la naissance et de la disparition. Le mythe et, d’une façon sublimée, la philosophie, interprètent le gouvernement du monde en utilisant des modes de compréhension qui ont leur lieu dans des phénomènes humains fondamentaux. La naissance des choses hors du et dans le monde et leur disparition dans le fond amorphe se produisent-elles de manière analogue à la façon dont le technique fabrique ses ouvrages, c’est-à-dire analogue au travail humain ? Ou bien de manière analogue à la façon dont les enfants naissent de l’étreinte amoureuse de l’homme et de la femme ? Le monde est-il les noces mythiques de Gaïa de d’Ouranos, est-il le principe d’engendrement et d’enfantement ? Le monde est-il la guerre de deux puissances mondaines, un rapport de domination du principe de raison sur ce qui est privé de raison ? Ou est-il comparable avec le jeu ? Un gouvernement sans raison qui implique tous les fondements ? Une création inutile qui implique toutes les fins ?

Mais est-ce qu’il y a là quelqu’un qui joue ? La métaphore du jeu refuse de nous servir de métaphore cosmique, si nous n’abandonnons pas la croyance à la personnalité d’un joueur et au caractère d’apparence de la scène du monde ludique. Nous ne pouvons parler d’un jeu du monde que dans une « équation » qui est altérée d’une façon décisive et qui est, pour cette raison, brisée. Le jeu du monde n’est le jeu de personne, parce que c’est seulement en lui qu’il y a des personnes, des hommes et des dieux ; et le monde ludique du jeu du monde n’est pas une « apparence », mais apparition. L’apparition, c’est la naissance universelle de tous les étants, de toutes les choses et de tous les événements dans une présence commune, réunifiant toutes les choses individuelles, dans une présence, auprès de nous. Ce que nous avons l’habitude d’appeler monde, c’est la dimension mondaine de la présence, la dimension de l’apparition où les choses sont en réalité séparées les unes des autres, mais où elles sont tout de même réunies dans un voisinage spatial et temporel, et liées les unes aux autres par des règles fixes. Mais le monde est aussi le domaine anonyme de l’absence, à partir d’où les choses apparaissent et où ensuite elles disparaissent. À supposer que Hadès et Dionysos soient une et même chose. Si le jeu du monde peut avoir un sens pensable, il faut le concevoir comme rapport entre la nuit du monde et le jour du monde. Dans le problème de l’individuation, on cherche de ce qu’il y a derrière l’apparition de l’étant, et la pensée plonge dans la profondeur absente que nous cache le plus souvent le jeu à la surface de la terre. Tout étant est jouet cosmique, mais tous les joueurs sont eux aussi simplement joués. L’apparition est le masque derrière lequel il n’y a « personne », derrière lequel il n’y a rien d’autre que justement le rien. Faire du jeu mondain le thème d’une pensée spéculative est une tâche qui reste à entreprendre, et à laquelle on ne pourrait sans doute s’attaquer qu’une fois qu’on aura liquidé la tradition métaphysique hostile au jeu et qui le dissimule. Est-ce que par là l’homme ne se changera-t-il pas en ce sens qu’il ne cherchera plus sa mesure au-dessus des étoiles, et qu’il pourra se voir, n’étant plus aveuglé par l’éclat des dieux ? Il serait pourtant scabreux de dire qu’il faut que désormais l’homme soit en « correspondance » avec le jeu et le gouvernement du monde au lieu de l’être avec les dieux intramondains, et qu’il prenne à l’avenir ce monde comme mesure. Nous terminons le cheminement de nos pensées par un problème qui, jusqu’à présent, n’a pas encore été dominé. L’homme – en tant que joueur – existe le plus ouvert au monde lorsqu’il rejette tous les critères et qu’il se tient dans l’illimité. En guise de conclusion, après ce long et pénible exercice conceptuel, donnons la parole au penseur dithyrambique Zarathoustra :

« Si jamais j’ai déployé des cieux tranquilles au-dessus de moi, et si j’ai volé de mes propres ailes dans mon propre ciel. Si j’ai nagé en me jouant dans de profonds et lumineux lointains et que ma liberté se fît sagesse d’oiseau : – car ainsi parle la sagesse de l’oiseau : « Voici, il n’y a pas d’en haut, il n’y a pas d’en bas ! Jette-toi de côté et d’autre, en avant, en arrière, toi qui est léger ? Chante ! Ne parle plus ! » (Les sept sceaux).

B.E.Murillo, Wuerfelspielende Kinder -  - B.E.Murillo, Enfants jouant aux des

 

 

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