In Limine
Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
Évoquer la fatalité…

Poussin_Bergers d Arcadie

 

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Évoquer la fatalité…

« FATALISME TURC. – Les fatalisme turc a ce défaut fondamental qu’il place l’un en face de l’autre l’homme et la fatalité, comme deux choses absolument distinctes : l’homme, disent-ils, peut résister à la fatalité et chercher à la réduire à néant, mais elle finit toujours par remporter la victoire ; le plus raisonnable est de se résigner ou de vivre à se guise. En réalité, chaque homme est lui-même une parcelle de la fatalité ; s’il croit s’opposer à la fatalité de cette manière, c’est que, là aussi, la fatalité s’accomplit : la lutte n’est imaginaire, mais imaginaire aussi cette résignation du destin, de sorte que toutes ces chimères sont encloses dans la fatalité. – La crainte qui prend la plupart des gens devant la doctrine de la volonté non affranchie est en somme la crainte du fatalisme turc ; ils pensent que l’homme deviendra faible et résigné, qu’il joindra les mains devant l’avenir, parce qu’il ne peut y changer grand chose : ou bien encore, il lâchera les guides à son humeur capricieuse, parce qu’elle ne pourra rien aggraver à ce qui est déterminé d’avance. Les folies de l’homme font partie de la fatalité tout aussi bien que ses actes de haute sagesse : cette peur de la croyance en la fatalité est aussi de la fatalité. Toi-même, pauvre être craintif, tu es l’invincible Moire qui trône au-dessus de tous les dieux ; pour tout ce qui est de l’avenir, tu es la bénédiction ou la malédiction et en tous, l’entrave qui maintient l’homme le plus fort ; en toi tout l’avenir du monde humain est prédéterminé, cela ne sert à rien d’être pris de terreur devant toi-même. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 61, Le voyageur et son ombre, Humain trop humain

Voici donc pourquoi les « prières » des païens aux dieux, particulièrement celles des mystiques et parmi eux ceux utilisant la magie, étaient des évocations et non point des invocations. Ex vocare, c’est appeler auprès de soi, ou plus exactement rappeler, ressusciter, ce que l’âme contient au plus profond de soi, de ses multiples possibles qui nous font concevoir tant de craintes, afin de pouvoir élever la puissance du devenir. Invocare, c’est citer en sa faveur des forces « extérieures » afin qu’elles nous viennent en aide : tâcher de donner à la fatalité une tournure favorable, une source d’espoirs pour les victimes. Invocation des « faibles », évocation des « forts » ; mais il ne saurait être question pourtant de la part de ces derniers de remettre l’existence des dieux en cause car n’existant pas pour l’homme « supérieur », ils se doivent néanmoins d’ « exister » pour le goût de son art créateur, celui de la volonté-puissance, pour son consentement à sa destiné, à la vie : ils sont ses fantômes mythiques et vraisemblables de la fatalité, ils sont les figurants divins de sa destinée tragique.

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