In Limine
Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
Du trône bancal où règne l’entendement

Expulsion Adam et Eve_Giuseppe Cesare

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Du trône bancal où règne l’entendement

« CASUISTIQUE DE L’AVANTAGE. – Il n’y aurait pas de casuistique de la morale s’il n’y avait pas de casuistique de l’avantage. L’entendement le plus indépendant et le plus sagace ne suffit souvent pas pour choisir entre deux choses de façon que le plus grand avantage ressorte du choix. Dans pareil cas on choisit parce qu’il faut choisir, et l’on est pris après coup d’une espèce de nausée du sentiment. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 35, Le voyageur et son ombre, Humain trop humain

L’entendement, de sa hauteur, donne bien souvent le vertige. Que sa situation hautaine s’en trouve ébranlée par une quelconque incertitude et nous voilà pris alors d’une « espèce de nausée du sentiment ». La nausée est en ce cas un symptôme : de ce que le sentiment éprouve du fait de notre faiblesse, de n’avoir pas su ou pas pu forcer la réalité à se conformer à nos préjugés moraux. Les choix sont « souvent » au détriment de notre avantage, parce qu’ils ne nous paraissent pas conforme à la vision que nous nous faisons à priori de celui-ci. Si le hasard place une passion en position de dominer ne fût-ce qu’un court instant d’une décision nous incombant, comme au-dessus de l’entendement, et le sentiment nauséeux qui prédomine alors peut bien être celui de la victime. Car celle-ci ne pourrait affirmer son existence qu’en jugeant la morale, et sa propre raison, par laquelle elle se réfère pourtant afin d’asseoir sa nouvelle identité. Et c’est une identité qui lui procure un nouvel avantage, et lui permet de rehausser l’entendement à la place qui lui sied : instrument de l’hypocrisie : car quelle est cette raison qui interprète en dernier lieu les données de l’expérience sinon celle qui culpabilise sans cesse le fort, donc la vie dans la plénitude de son devenir.

« DEVENIR HYPOCRITE. – Tous les mendiants deviennent des hypocrites comme tous ceux qui font leur profession d’une pénurie ou d’une détresse (que ce soit une détresse personnelle ou une détresse publique). – Le mendiant est loin d’éprouver sa détresse avec d’autant d’intensité qu’il est obligé de la faire éprouver s’il veut vivre de mendicité. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 36, Le voyageur et son ombre, Humain trop humain

Dans notre monde « platono-chrétien », la faiblesse est donc devenue une vertu. La victimisation est le moyen par laquelle se fait la reconnaissance de l’homme faible dans cet ordre moral basé sur le ressentiment de ceux qui se sentent face à leurs choix comme face à la fatalité honnie, pour lesquels la vie paraît trop incertaine, trop imprévisible, trop dangereuse, trop étrangère aussi. La victime a alors la nécessité de trouver aussi face à elle les juges auréolés du pouvoir de le conforter dans sa négation de la vie, du pouvoir de maudire le labyrinthe et d’avoir la prétention d’en extraire les pauvres âmes égarées. Maudire la mort ?

« NOUVEAUX ACTEURS. – Il n’y a pas de plus grande banalité parmi les hommes que la mort ; au second rang, arrive la naissance, parce que, sans naître, on peut pourtant mourir ; ensuite le mariage. Mais toutes ces petites tragi-comédies qui se jouent, à chacune de leurs représentations infiniment nombreuses, sont toujours interprétées par de nouveaux acteurs et ne cessent par conséquent d’avoir des spectateurs intéressés : alors qu’il faudrait plutôt croire que tous les spectateurs de cette vallée terrestre en auraient déjà conçu un tel ennui qu’ils se seraient pendus à tous les arbres. Les nouveaux acteurs importent, et si peu la pièce ! » Friedrich Nietzsche, aphorisme 58, Le voyageur et son ombre, Humain trop humain

L’obstination paraîtrait vaine et stupide de la part de tels acteurs ; elle n’y paraît pourtant pas dans leur vie quotidienne. Refuser la fatalité, s’obstiner, c’est s’affirmer dans son rôle de victime, mais non point dans ce que l’on est réellement : la fatalité elle-même (tout comme la mort n’est autre que soi-même, c’est-à-dire la vie en tant que devenir) ; c’est aussi se projeter dans le vouloir d’un autre : le juge, Dieu. De là la dualité antinomique entre ce qui est : la réalité, et ce qui devrait être : les félicités du paradis ; ou encore, entre l’aléatoire du devenir et la certitude dans l’existence en un but suprême, rédempteur (l’un face à l’autre donne raison à la victime dans sa position expiatoire et malveillante). Les méandres du cours de la vie, dans la mesure où nous en faisons l’assomption, nous conduisent plus sûrement à une sorte de « félicité » : de sérénité, de liberté donc de supériorité et de liberté d’esprit : un chemin plus « court » mais aussi bien plus exigeant !

« QU’EST-CE QU’ « ÊTRE OBSTINÉ » ? – Le chemin le plus court n’est pas le plus droit, mais celui sur lequel le vent le plus favorable gonfle notre voile : c’est ce qu’enseignent les règles de la navigation. Ne pas leur obéir, c’est être obstiné : la fermeté de caractère est troublée par la bêtise. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 59, Le voyageur et son ombre, Humain trop humain

Dans la nuit de la conscience humaine, les philosophes et les moralistes nous ont enseigné à haïr nos passions, à vouloir les bannir de nos existences, tant et si bien qu’aujourd’hui nous ne savons plus les reconnaître et les maîtriser. L’entendement peut ainsi prendre de multiples teintes en fonction des impératifs du moment. Nous n’avons pas la conscience que l’entendement est elle-même une passion, et non point de celles qui créent forcément les plus hautes valeurs en faveur de la vie. L’entendement est un moyen qui nous permet d’asseoir les réalités sur lesquelles reposent nos conditions de vie humaine, mais de « moyen » il est devenu en ces temps modernes de faiblesse de l’esprit humain, ultime recours : il se prétend supérieur à toute autre passion, fondateur et garant des catégories par rapport auxquelles la « vérité », unique et essentielle (nécessaire à l’existence des « choses », à la notion de l’ « identique »), prend la place de la réalité, mouvante, multiple et toujours en devenir. Puisqu’il paraît être la seule voie vers la « vérité », en certains cas sa vanité engendre un écœurement : celui de découvrir ô combien son trône peut paraître bancal en des cas limites où la raison se laisse dépasser : cruauté du choix !

« UNE ESPÈCE DE CULTE DES PASSIONS. – Vous autres obscurantistes et philosophes sournois, pour accuser le caractère de tout l’édifice du monde, vous parlez du caractère redoutable des passions humaines. Comme si partout où a existé la passion il y eut aussi la terreur ! Comme si toujours en ce bas monde devait exister cette terreur ! – Par négligence des petites choses, par défaut d’observation de soi et de ceux qui doivent être éduqués, vous avez vous-même laissé grandir la passion jusqu’à ce qu’elle devienne un monstre tel que vous soyez pris de crainte au seul nom de « passion ». Cela dépend de nous d’enlever aux passions leur caractère redoutable et de faire en sorte qu’on les empêche de devenir des torrents dévastateurs. – Il ne faut pas enfler sa méprise jusqu’à en faire la fatalité éternelle ; nous voulons, au contraire, travailler loyalement à la tâche de transformer en joies toutes les passions de l’humanité. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 37, Le voyageur et son ombre, Humain trop humain

Il s’agit pour les « esprits libres » d’atteindre la raison de penser que la raison n’a point qu’un seul visage, celui de l’ « humanité », au contraire de ceux qui ne savent avoir qu’une seule vision, une seule vérité.

La posture de victime donne à celui qui l’emprunte le pouvoir d’en appeler à Dieu pour s’attaquer au Sage : le désagrément de la conscience du pieux l’enfonce dans son erreur !

« LE REMORDS. – Le remords est, comme la morsure d’un chien sur une pierre, une bêtise. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 38, Le voyageur et son ombre, Humain trop humain

La raison d’une folie…

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