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Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
Le nouveau polythéisme (extrait – par David L. Miller)
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Le nouveau polythéisme

Voici la partie finale du chapitre V du livre de David L. Miller Le nouveau polythéisme édité pour la première fois en 1974, éd. Imago 1979 pour la traduction française.

…La théologie polythéiste doit être considérablement approfondie pour découvrir se qui se cache, bien refoulé et facilement omis, sous les logiques de notre théologie occidentale. Il ne s’agit ni d’inventer une typologie allégorique, ni d’établir d’habiles rapports entre des correspondances oiseuses, ni même de faire de l’histoire : un tracé générique du rapport existant dans l’évolution consciente de la pensée, de la mythologie à la philosophie, puis à la théologie. La première tâche est insignifiante, et la seconde, fut-elle possible, n’a rien à voir avec notre perspective. Notre véritable tâche est beaucoup plus difficile, et ne peut être réalisée par quelques « classements » académiques, si intéressants et si brillants soient-ils. Il faut plutôt ramener à la vie les histoires des dieux, la théologie populaire. Il faut redécouvrir la multiplicité des expériences religieuses sous les diverses vécus théologiques. Le sentiment et l’intuition priment ici la pensée. Il faut sonder les fonctions les plus profondes de notre logique occidentale philosophico-théologique pour y découvrir les multiples richesses qui guettent le baiser princier du sentiment [ND’IL rapport est fait ici au conte de la Belle au bois dormant]. Sans une intelligence vivifiée, sans une pensée nourrie de passion, sans un amour des dieux, et tant que la théologie sera insensible à la vie, la tâche d’une théologie polythéiste ne sera même pas ébauchée.

Une théologie polythéiste tentera d’éveiller tout le panthéon vivant dans notre tradition théologique prétendue monothéiste.

Une théologie polythéiste sera une phénoménologie de toutes les religions. Les œuvres de Mircéa Eliade et de Gerardus van der Leeuw sont peut-être les premiers pas vers la fondation d’une théologie polythéiste. Une véritable théologie polythéiste serait la première théologie des religions.

Une théologie polythéiste sera une phénoménologie religieuse de toute la culture. William Irwin Thomson (Devant l’histoire) et Théodore Roszak (Vers une contre-culture) ont déjà contribué à désigner les dieux et les déesses d’un monde resacralisé.

Une théologie polythéiste ne sera ni un autre théisme, ni une autre logique. La raison, en établissant des systèmes théistes et en intellectualisant le savoir, est déjà monothéiste : c’est l’impérialisme de la pensée sur les sentiments et la volonté. La théologie polythéiste est toujours multivalente, et non bipolaire, n’affirmant jamais le bien contre le mal, la vérité contre l’erreur, le fini contre l’infini, la lumière contre l’ombre, le haut contre le bas, l’intérieur contre l’extérieur. Il n’y a pas d’orthodoxie dans la théologie polythéiste.

Une théologie polythéiste se composera de récits sur les dieux (et non de systèmes théistes) et sera une création esthétique (et non une logique de la vie). Elle sera theopoiesis (Stanley R. Hopper). On peut cependant imaginer sa relation à la nouvelle théologie chrétienne.

Une théologie polythéiste sera une théologie de la parole (Karl Barth), mais à la façon d’Hermès, messager reconnu des dieux pour avoir promis de ne jamais mentir et ajouté qu’il pourrait bien être nécessaire de ne pas dire la vérité, afin de n’avoir pas à mentir. Hermès était un fripon.

Une théologie polythéiste sera une théologie du développement (A.N. Whitehead), mais à la façon d’Empousa, le croquemitaine à l’aspect changeant qui, dans les Grenouilles d’Aristophane, est insubstantiel mais demeure la projection continue de Dionysos quand il est dans les profondeurs de la terre.

Une théologie polythéiste sera une théologie de la culture (Paul Tillich), mais dans le style de Dionysos qui, pour relier religion et culture, sacré et profane, infini et fini, après s’être réconcilier avec son père Zeus, quitte l’Olympe et rencontre sa mère Sémélé dans les profondeurs de la maison d’Hadès. La situation limite de Dionysos est assurée avec réalisme par la transcendance du moi dans la folie de l’ivresse.

Une théologie polythéiste sera une théologie de l’espérance (Ernst Bloch), mais dans l’esprit de Pénélope, de Déméter, d’Aphrodite, d’Hestia, de Clytemnestre et de beaucoup d’autres pour qui l’espérance procède d’une attente absolue, et qui découvrent donc la diversité des futurs visages de l’espérance.

Une théologie polythéiste sera une théologie politique (Jürgen Moltmann), mais selon Athéna qui pour la conciliation dans la cité d’Athènes a recours à la sainte Persuasion, laquelle n’est pas simplement rhétorique mais dont le nom (Péitho) dans sa forme passive signifie acceptation.

Une théologie polythéiste sera une théologie féminine (Rosemary Reuther), mais incluera l’ensemble des déesses – et les mille filles d’Océan et de Téthys, pour en nommer quelques-unes. La diversité des déesses évite une vue chauvine et monothéiste de la femme.

Une théologie polythéiste sera iconoclaste (Gabriel Vahanian), mais à la manière de Prométhée enchaîné sur un rocher, le fois rongé par un aigle. Cet aspect iconoclaste est une réponse vitale à l’oppression du monothéisme.

Une théologie polythéiste sera radicale (Thomas J.J. Altizer et William Hamilton), mais à la manière des Erinyes dont la féminité radicale et sanguinaire se transforme, sous l’effet d’Athéna, en gracieuses déesses, les Euménides.

Une théologie polythéiste sera juxtaposée et comique (Harvey cox), mais à la façon de Pan qui fait rire Zeus – et non les hommes. Pan sème la panique parmi les hommes qui tentent d’en rire.

Une théologie polythéiste sera profane (Dietrich Bonhoeffer et William F. Lynch), mais à la manière d’Apollon qui préside aux jeux Olympiques.

Une théologie polythéiste remythologisera la tradition (Rudolf Bultmann), mais à la façon d’Orphée et d’Esculape qui savait l’art de conter une histoire pour qu’elle apporte la vie.

Une théologie polythéiste sera dansante et ludique (Sam Keen et Robert Neale), mais à la manière de Silène qui éleva Dionysos, et non à la façon de Dionysos, responsable de la mort d’Orphée et de son chant.

Une théologie polythéiste sera existentielle (John Mac Quarrie), mais à la façon d’Œdipe et d’Oreste, dont les tragédies dépassent la mort tragique d’un dieu par la renaissance des dieux.

Une théologie polythéiste sera gnostique (Hans Jonas), mais selon la connaissance secrète d’Hermès, et non comme celle, volontaire, de Prométhée.

Une théologie polythéiste sera consciente du corps (Normann O. Brown), non à la manière d’Hélène liée à Aphrodite, mais à celle d’Éros qui abandonne sa mère pour Psyché.

Une théologie polythéiste sera une théologie de l’esprit (Nicolas Berdiaev), mais à la manière de Psyché dont les ailes sont celles du papillon multicolore qui a quitté depuis longtemps son cocon, maison convenant seulement au ver.

Une théologie polythéiste sera narrative, c’est-à-dire sera une théologie des récits (Michael Novak, Stephen Crites, John Donne) : sa première tâche est d’apprendre toutes les histoires.

Une théologie polythéiste peut être analytique (Paul Van Buren), mais à la manière d’Apollon qui, venu à maturité, déclara qu’il fallait commencer par se connaître soi-même, afin de ne pas sombrer dans l’excès.

Une théologie polythéiste ne sera pas une marotte, mais regroupera les diverses domaines de la théologie et de la culture. Elle doit célébrer tous les dieux, et non les hommes.

On peut croire que ce livre trahit une sérieuse difficulté, une sorte de crispation de la pensée monothéiste occidentale dominante. On peut voir ce propos comme une tentative pour « tout réunir » sous le nom d’un nouveau monothéisme, parfois nommé « polythéisme ». Mais au contraire, le polythéisme désigne ici la variété des symbolismes et de la vie, et s’il est une explication valable convenant à notre situation présente et future, il se doit de maintenir cette variété.

Notre vie est polythéiste ; ses richesses seraient multiples si nous en connaissions la profondeur. Peut-être, est-ce le sens de la plaidoirie que Symmachus adressa à saint Ambroise quand il défendait l’hérésie du polythéisme contre la récente orthodoxie monothéiste : « Les choses du ciel et de la terre sont si vastes que seules les voix de tous les êtres rassemblés peuvent nous les faire comprendre. »

Parce qu’elle établit un contact immédiat avec la vie des profondeurs, une théologie polythéiste est une religion sans écritures, mais riche de multiples récits.

Une théologie polythéiste ouvrira l’homme à ses profondeurs. L’amplitude de la vie sera dorénavant assumée par tous ceux qui vivent les formes des autres dieux. L’homme sera soulagé d’un sens puritain du devoir vis-à-vis de la perfection et de l’accomplissement. Il aura d’abord à faire à ce dieu, puis à cette déesse. Il reviendra aux dieux oubliés et refoulés. Et là, il retrouvera les profondeurs qui ne cessèrent d’être cachées. Et parce qu’il découvre les profondeurs, ce retour aux dieux ne sera pas régressif, ce qui impliquerait un retour à un seul point fixe. Le retour aux dieux sera davantage un re-tour, conne aurait dit Giambattista Vico ou James Joyce, un tour dans le cercle dont les limites sont ouvertes à l’infini et dont le centre, omniprésent, est multiple. Cette nouvelle révolution ne sera plus vicieuse, mais soulageante et désaliénante. Peut-être, sera-t-elle proche de ce que Friedrich Schelling pressentait quand il disait : « Le polythéisme… est le chemin de la vérité, et donc la vérité elle-même. »

Schelling ne se rapproche-t-il pas ici de ce qui fut jadis bien connu ? Thalès ne disait-il pas : « Tout est plein de dieux » ? Et Euripide n’acheva-t-il pas sa pièce la plus célèbre, les Bacchantes, avec ces mots : « Nombreuses sont les formes des choses divines » ? Si nous sommes capables d’en prendre conscience, notre histoire aussi peut commencer là. Cette reconnaissance, imposant un contact avec les profondeurs, sera un nouveau tour, un re-tour au polythéisme.

 

MillerDavid

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