In Limine
Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
La démocratie et le temps des constructions cyclopéennes

Printemps_Sir Lawrence Alma-Tadema

Printemps – sir Lawrence Alma-Tadema

 

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La démocratie et le temps des constructions cyclopéennes

La démocratie, non pas « telle qu’on la rêve », mais telle que son lent processus d’élaboration l’y mènera, sera probablement l’inverse d’un libre-cours laissée à la faiblesse, à la compassion posée comme principe de relations entre les individus, à l’égalité qui ne se révèle en somme n’être que nivellement, et pour finir au déclin et à la dégénérescence d’une culture toute entière basée sur le devoir de réserve et d’auto-amoindrissement des individus sérialisés. La démocratie au fond, si elle doit s’inventer de la façon dont se révèle l’homme à lui-même, avec l’ensemble de ses multiples passions et possibles, si elle se doit d’être à un moment l’invention consciente des hommes issus d’une Kultur occidentale ancestrale rappelant à sa mémoire ce que fut Athènes, alors elle se devra d’être aussi le véritable berceau et phare de la justice. D’une justice évidemment entendue d’une telle façon que les hymnes chantés à sa gloire ne puissent l’être que pour le rôle qu’elle assume à rendre à chacun ce qui lui est du, et non comme elle en a cours désormais, à prétendre rendre l’homme meilleurs en en faisant un être coupé de ses racines, de la réalité profonde et inépuisable de son corps – la « force » donnera-t-elle alors à l’Europe les moyens de se protéger d’elle-même ?

Pour cela la démocratie devra cesser de se prendre pour la Gorgone et ainsi pétrifier les humains et en faire les statues ridicules de l’idéalisme. Il ne peut en découler, et force est de le constater chaque jour, qu’une attitude généralisée d’irresponsabilité face à la vie et ses jeux malicieux. Ô combien funeste est alors le réveil qui se produit par instants lorsque le couvercle magique ne peut plus contenir la paranoïa engendrée par l’affaissement des idéaux qui jusque là hypnotisaient la masse. La démocratie ne pourra évoluer et s’amplifier, ou se généraliser, qu’à la condition de prendre réellement la mesure de ce qui est humain, d’accepter pleinement en son sein, et en tant que principe fondateur, la multiplicité et la pluralité des formes d’engendrement de la pensée humaine, tout en permettant à ce que les passions puissent s’exprimer, maîtrisées par une juste hiérarchie à l’image de ce que le monde des dieux a à nous apprendre. Cette hiérarchie n’est autre en ce cas qu’une échelle des valeurs fondée sur l’affirmation de la vie, et de l’absolue nécessité pour la grandeur de l’œuvre humaine d’établir une juste harmonie entre la raison et l’empire des passions, reconnaissant que la première est sujette du second. Il y a là une Kultur à fonder reposant sur de toutes autres pensées et spiritualités que celles qui ont bercé notre enfance abusé. Et c’est l’esprit démocratique actuel lui-même qui nous y pousse malgré l’ennui qui s’y trouve.

« LE TEMPS DES CONSTRUCTIONS CYCLOPÉENNES. – La démocratisation de l’Europe est irrésistible : qui veut l’entraver use des moyens que l’idée démocratique a été la première à mettre entre les mains de chacun et rend ces moyens eux-mêmes plus commodes à manier et plus efficaces : les adversaires convaincus de la démocratie (je veux dire les esprits révolutionnaires) ne semblent exister que pour pousser les différents partis, par la peur qu’ils inspirent, toujours plus loin dans les voies démocratiques. Il se peut cependant que l’on soit pris d’une certaine appréhension à l’aspect de ceux qui travaillent maintenant consciemment et honnêtement en vue de cet avenir : il y a quelque chose de désolé et d’uniforme sur leur visage, et la grise poussière semble s’être abattue jusque dans leur cerveau. Malgré tout, il est fort possible que la postérité se mette un jour à rire de nos craintes et qu’elle songe au travail démocratique de plusieurs générations, à peu près de la même façon dont nous songeons à la construction des digues de pierre et des remparts, – comme à une activité qui répand nécessairement de la poussière sur les vêtements et les visages et qui, inévitablement, rend aussi les ouvriers qui y travaillent quelque peu idiots : mais qui donc, pour cette raison, voudrait que tout ceci n’ait pas été fait ! Il semble que la démocratisation de l’Europe soit un anneau dans la chaîne de ces énormes mesures prophylactiques qui sont l’idée des temps nouveaux et nous séparent du Moyen Âge. C’est maintenant seulement que nous sommes au temps des constructions cyclopéennes ! Enfin nous possédons la sécurité des fondements qui permettra à l’avenir de construire sans danger ! Dès lors, il est impossible que les champs de la civilisation soient encore détruits, en une seule nuit, par les eaux sauvages et stupides de la montagne. Nous avons des remparts et des murs de protection contre les barbares, contre les épidémies, contre l’asservissement corporel et intellectuel ! Et, tout cela, entendu d’abord à la lettre et en gros, mais peu à peu à un point de vue toujours plus haut et plus intellectuel, en sorte que toutes les mesures ici indiquées semblent être la préparation spirituelle à la venue de l’artiste supérieur dans l’art des jardins, qui ne pourra passer à sa véritable tâche que quand cette préparation sera entièrement terminée ! – Il est vrai, vu les grands espaces de temps qui séparent les moyens et le but, la peine énorme, une peine qui met en œuvre l’esprit et la force de siècles tout entiers, et qui est nécessaire pour créer ou pour amener chacun de ces moyens, il ne faut pas trop en vouloir aux ouvriers du présent, s’ils décrètent hautement que le mur et l’espalier sont déjà le but et le but dernier ; attendu que personne ne voit encore le jardinier ni les plantes en vue desquels l’espalier se trouve là. » F. Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, aphorisme 275

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