In Limine
Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
La révolte, vue par G. Bataille
Categories: Autre auteurs

Egypte mars 2013

La revolte vue par G Bataille

La révolte, vue par G. Bataille

Deux textes de Georges Bataille, le premier tiré de son ouvrage La souveraineté (éd. Lignes, 2012, pp. 250-254) et le deuxième extrait d’une critique du bouquin de Camus (L’homme révolté) paru en 1952 dans la revue Critique n°56. Il m’a paru intéressant de joindre ces deux textes dans l’idée que se faisait Bataille de la révolte en tant qu’il l’a mettait dans une certaine opposition par rapport à la révolution (ou devrait-je écrire Révolution?) en ce sens que cette dernière implique inévitablement un nouvel Ordre remplaçant l’ancien et vis-à-vis duquel doivent se soumettre les individus placés devant le totalitarisme de la Nécessité. Pour autant, la révolte ne pourrait surgir de l’extérieur, d’un « en-dehors », car c’est du vieil ordre établi qu’elle se vit comme liberté, avec toujours le cruel dilemme qu’en elle et par elle puisse naître de nouvelles valeurs, au-delà des vieilles valeurs qui s’acharnent à éradiquer toutes réelles souveraineté et créativité. C’est dans l’expérience de relations humaine non socialement médiées, au cœur de la révolte et de l’expérience de la souveraineté, que se joue la question des conditions, et pas seulement matérielles, du retour toujours possible de la souveraineté et par là même de la maîtrise par nous même de nos vies et de nos désirs. Les contradictions actuelles ne pourront être dépassées que dans le cours même des contradictions de l’homme et de sa liberté. Ce qui implique un respect immense pour la vie et une éthique, que je nommerai anarchiste, entremêlée à une esthétique de la rupture.

La révolte est une présence, souvent souterraine, parfois explosive, au sein d’une réalité sociale bien tangible, l’expression bien réelle de la pensée au-delà d’elle-même, contre elle-même, de l’Idée pénétrant l’orifice humide et doux de la vie créatrice : la libération des possibles dans la négation de la démesure !

Le satanisme de Baudelaire et l’interprétation de Sartre

Sartre a souligné le caractère mineur du satanisme. Le satanisme est peut-être plus étranger à Nietzsche que l’invitation de don Juan. Mais il s’en approche aussi d’une autre manière, et à partir de lui nous pouvons définir un autre possible ouvert à l’homme actuel, et que le christianisme seul a ménagé :  « le révolutionnaire », dit Sartre, élucidant l’attitude de Baudelaire, « veut changer le monde […] le révolté a soin de maintenir intacts les abus dont il souffre pour pouvoir se révolter contre eux […] Il ne veut ni détruire, ni dépasser, mais seulement se dresser contre l’ordre. Plus il l’attaque et plus il le respecte obscurément ; les droits qu’il conteste au grand jour, il les conserve dans le plus profond de son cœur...1 ». Ou plus loin : « l’athée ne se soucie pas de Dieu, parce qu’il a une fois pour toute décidé qu’Il n’existait pas. Mais le prêtre des messes noires hait Dieu parce qu’il est aimable, le bafoue parce qu’il est respectable, il met sa volonté à nier l’ordre établi, mais en même temps il affirme cet ordre et l’affirme plus que jamais…2 ». De cette position, Sartre a dit qu’elle était celle d’un homme qui ne put dépasser « le stade de l’enfance3 ». (Satan lui-même serait-il plus que « le symbole des enfants désobéissants et boudeurs, qui demandent au regard paternel de les figer dans leur existence singulière et qui font le mal dans le cadre du bien…4 »).

À ces formules où Sartre eut le désir d’enfermer Baudelaire, manque apparemment la conscience d’une difficulté contraire : celle que rencontrent les révolutionnaires, qui ont la charge d’instaurer, s’ils renversent l’ordre établi, un ordre meilleur, sans doute, mais encore un ordre. Sérieusement et longuement, nulle objection ne peut être faite à la nécessité de donner à l’activité de tous des règles qui la limitent et la placent au service du bien5 Dès lors, nous voici devant le dilemme : nous sommes majeurs (adultes), nous renversons réellement l’ordre établi, mais nous ne pouvons avoir l’intention de substituer la liberté à la contrainte, nous devons imposer quelque contrainte nouvelle, allégée peut-être, mais telle que le société dans son ensemble ne cesse pas de reconnaître le primat de l’activité utile. De même qu’auparavant, nous devons nous priver d’accès vers un luxe trop coûteux : une certaine liberté qu’il est convenu de nommer le mal. Nous ne pourrions par un détour satisfaire le besoin d’une licence, au nom de la nécessité condamnée par la loi. La révolte seule accède au désordre injustifiable, dont le sens est de n’être pas compatible avec la loi. Mais la révolte comme les foules est puérile. La révolution lucide se plie à la nécessité dont la révolte aveugle nie l’empire.

Si je reviens aux formes archaïques de l’interdit et de l’infraction, le dilemme est donné en termes différents.

Dans le monde préchrétien, l’interdit qu’une nausée irrationnelle commandait s’accordait d’une manière empirique à la nécessité. La nausée tenait au déséquilibre que l’exubérance introduisait, mais contenue assez longtemps l’exubérance se donnait libre cours sans danger et ce que souverainement elle vivait à cet instant était ce que d’abord elle s’était interdit. Mais l’interdit ainsi levé ne l’était que puérilement : ces règles violées au grand jour de la fête étaient celles que le violateur conservait dans le profond de son cœur. L’action révolutionnaire, seule adulte, nous retranche de ces possibilités sournoises auxquelles, en l’espèce du satanisme, le christianisme donna une forme plus honteuse d’elle-même, plus profondément insoutenable, en même temps plus sensible pour nous. L’interdit sexuel est principalement l’occasion de cette forme moderne de révolte. Baudelaire, dont Sartre s’est fait l’accusateur (ce qui non plus n’allait pas sans naïveté) a très heureusement formulé cette possibilité souveraine, ignorée de l’homme archaïque. « Moi je dis : la volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. – Et l’homme et la femme savent de naissance que, dans le mal, se trouve la volupté6. » Si Dieu, qui plaça le mal dans la volupté, n’existait pas ou, du moins, n’était pas l’objet de quelque certitude erronée, le moment souverain de la volupté ne nous serait plus accessible.

En d’autres termes, éliminant le mysticisme lié à la représentation religieuse :

    • la règle de vie fonde la valeur de l’irrégularité ;

    • l’attitude souveraine, que fonde le respect de la règle, est liée à la violation consciente du respect à laquelle elle manque ;

    • la volupté, qu’aucune utilité ne justifie, est souveraine dans la mesure où elle nie jusqu’au délire un monde infiniment digne de respect.

C’est le propre du christianisme d’avoir donné une forme religieuse cohérente (rationalisée) au respect dont le monde de l’activité efficace est digne. Le thème fondamental de l’humanité archaïque atteint l’extravagance dans l’opposition « logique » de Dieu et du mal, de la pureté angélique et de l’obscénité criminelle. L’érotisme n’est sans doute qu’un aspect particulier, mais c’est une pierre de touche : la question est toujours de savoir si nous excédons la limite malgré la conscience que nous avons de l’excéder dangereusement, et malgré notre respect pour la faiblesse d’un monde dont la limite est la condition. Si nous avons conscience du danger et de la destruction de la chose, nous reconnaissons de quelque manière (dans le sentiment du péché, mais aussi dans l’irritation qui voulut ne regarder à rien) le respect que mérite l’interdit que nous violons : l’interdit et le monde immense, dont la forme la plus construite est le Dieu chrétien, qui s’associe à l’interdit. Don Juan serait-il ce qu’il est pour nous s’il ne l’avait pas rencontré et si, le rencontrant, il ne l’avait pas refusé jusqu’à la fin – dans le souffle de la mort ? La volupté serait-elle terrible, ce qu’elle est, sans cette malédiction de Dieu qui nous oppresse quand la volupté nous ravage ?

Nietzsche est l’athée qui se soucie de Dieu, parce qu’une fois il reconnut que, n’existant pas, la place qu’il laissait vide ouvrait toutes choses à l’anéantissement. Nietzsche en même temps exigeait la liberté et avait conscience d’un effondrement qui lui est lié. La liberté est d’abord une réalité politique : en ce cas, elle répond à l’oppression d’une classe par une autre. (Elle peut être aussi bien l’occasion d’un bavardage philosophique, comme si la question métaphysique à son sujet n’appelait pas aussitôt le silence du non-savoir7.) Mais par delà la politique et le plan de l’action efficace, la liberté signifie sur la plan des valeurs sensibles une attitude souveraine (je puis agir pour être libre, mais l’action me prive immédiatement de la liberté que j’ai de répondre à la passion). Il est remarquable, sur ce plan, de voir Nietzsche, en une certaine mesure, s’associer à l’ « enfantillage » de Baudelaire. La démarche de Nietzsche, en apparence, n’a rien à voir avec l’ouverture, dans le mal, au moment voluptueux. Mais là où Thomas Mann vit la vaine agitation, dans le désordre inextricable où l’insulte collait à l’hommage, se révèle le double mouvement propre à l’attitude souveraine.

Nietzsche avait aperçu dès l’abord cette impossibilité paradoxale de céder en l’un ou l’autre sens. Dès 1875, après La Naissance de la Tragédie, il écrivait ces quelques mots qui enfoncent la porte ouverte par le jugement de Thomas Mann : « Socrate, il me faut l’avouer, m’est si proche que je suis constamment en lutte avec lui8 ». Jamais il ne cessa de mesurer l’effort immense que Socrate et la morale, le christianisme et Dieu représentent – qui tenta d’ordonner en un seul tenant tous les possibles discordant de l’être humain. C’est pourquoi il ne vit jamais, que dans la déchirure où Baudelaire l’entrevoyait, le mal, ce qui rend vain cet effort désespéré. Devant le mal inévitable, devant le mal qui seul est souverain, parce que seul il se dérobe à la nécessité, Nietzsche ,’eut pas seulement l’attitude de l’enfant qui voudrait que dure une situation délectable : il savait (mais Baudelaire l’aurait-il lui-même ignoré?) qu’elle ne peut durer, il savait que le vide s’ouvrait sous les pieds de celui qui l’assume, auquel est donné le moment souverain, mais qui, dans ce moment, vit comme sa propre dissolution la dissolution de chaque chose et de tout… Il savait qu’une fois touchée la clé de voûte de l’édifice, ‘la terre se détachait de son soleil » et que déjà nous étions « dans le souffle de l’espace vide9 ».

La révolte et la mesure

D’ordinaire on ne voit dans la vie des grand et des rois que le crime (au sens du mot le plus grossier), à tout le moins l’abus, l’exploitation des faibles au profit d’intérêts particuliers. Par la violence, la noblesse et la royauté confisquaient à leur profit les fruits du travail des autres. Mais il est naturel de ne plus voir là qu’un détournement, et de méconnaître le sens initial du mouvement : le refus d’accepter comme une limite la condition commune des hommes.

Il y a dans la souveraineté historique tout autre chose que ce refus, un sommeil plutôt, l’exploitation de la propriété acquise par la violence du refus. Il y a même, dans l’exercice de la royauté, quelque chose de contraire à ce refus qu’il est facile de mettre en valeur en représentant la situation, qui se trouva dans l’Inde, du roi proposé comme une victime, à l’occasion d’une fête, à un éventuel amok. L’amok qui tuait le roi lui succédait (à peu près comme ce roi du bois de Nemi, dont le meurtre en combat rituel est le point de départ duRameau d’or de Frazer). Sinon, il était aussitôt massacré. Dans ce thème significatif se retrouve la situation animale, la souveraineté était le fait de celui qui a refusé la loi humaine, qui accable l’homme, qui le soumet. Celui qui règne après l’amok s’oppose à la course d’un nouvel amok, mais il ne s’y oppose qu’à demi : il s’offre à la rigueur de la mort, il admet le principe du paiement. Mais le souverain peut trahir entièrement la vérité de sa puissance, et ne plus rien garder de ses origines souveraines, de sa complicité originelle avec la violence. Dès lors, il passe dans l’autre camps. Il réduit la force et les prestiges dont il dispose à un moyen ; il se retire du jeu et gouverne, au lieu de régner. Il peut même gouverner, sans plus, au mieux de ses intérêts privés. Il n’a plus rien désormais de souverain (sinon le nom), rien qui dépasse, en tous les sens, une organisation des intérêts (une subordination de tous les instants à la sauvegarde calculée des intérêts). De la souveraineté, il n’est que la caricature. Sa présence n’a plus qu’une valeur : elle nous propose de rechercher une souveraineté authentique aux antipodes d’une institution méprisée.

Ces détours nous mènent assez loin des analyses d’Albert Camus. Pourtant la place apparaît maintenant préparée pour la succession indirecte que revendiquera l’ « homme révolté ». L’ « homme révolté » tient sa valeur de sa révolte, de son refus du poids qui accable et soumet les hommes. Il l’attention maintenue sur cette part irréductible de lui-même qui peut être brisée sans doute : mais qui, profondément, maintient en lui tant de violence, qu’il ne peut même envisager de la réduire et de s’incliner. Il ne peut plus que succomber ou trahir. La connaissance de ce simulacre de souveraineté devant laquelle l’histoire l’a placé le détourne dès l’abord des solutions animales, il se méfie de la course aveugle – ou de ces privilèges clinquants substitués à la sainteté de celui qui se voue. Il est dès l’abord à côté de ceux qui refusent la souveraineté établie et, à l’encontre de celle des souverains du passé, sa révolte est consciente d’elle-même, en lui-même et dans les autres. Cette part à jamais irréductible à la loi, qu’il tient d’une immensité de l’être en lui, que l’on ne peut traiter en moyen, qui est une fin, il sait qu’il peut la réserver en travaillant, en soumettant à la loi une autre part de lui-même, qui est réductible. Il ne peut plus se laisser prendre aux apparences qui montraient, d’un côté, des esclaves soumis au travail, et de l’autre, de superbes bêtes sauvages, trichant puisqu’elles s’abaissaient au calcul des revenus provenant du travail des autres. Il sait que cette part indomptable en lui existe en tous les autres, à moins qu’ils ne l’aient reniée. Le vieux système du monde où ceci n’était pas (ou n’était plus) sensible, où le mensonge régnait, est justement ce qu’il refuse, c’est l’objet même de sa révolte. Il n’est pas réellement opposé, du moins il ne l’est pas profondément, à ce qui transpirait de sacré, dans le vieux mensonge, et profondément sa protestation se fait contre la condition commune, contre l’inéluctable nécessité d’asservir en partie la vie de l’homme au travail.

Mais cette protestation liée à ces mouvements démesurés qui soulèvent la vie humaine n’a plus lieu dans la démesure. L’ « homme révolté » sait qu’il peut faire la part du travail, à condition de ne pas faire de toute sa vie un système de rouages subordonné aux exigences des travaux. Et c’est aussi l’effet de la mesure en lui de ne plus vouloir succéder au pouvoir qu’il abat.

Il sait maintenant qu’à prendre la place de ceux qu’il a combattus, il hérite avant tout de leur démesure et détruit en lui ce qu’il a trouvé de plus grand, la « complicité des hommes entre eux ». Il perd d’un coup tout le bénéfice de la révolte. Il brise en lui – et chez ceux qu’il gouverne désormais – l’élan qui l’avait suscité. Et il ne reste plus en lui ni dans ceux qui le suivent – d’accord ou malgré eux – que la démesure, traduite en tyrannie et en terreur.

1Baudelaire, Gallimard, 1947, p. 58-59

2Op. cit., p. 81

3Op. cit., p. 59

4Op. cit., p. 114

5Tel que l’entend la partie dominante de la société

6Cité par Sartre, op. cit., p. 86

7Nietzsche écrit « Pourquoi suis-je tel ou tel ? Folle pensée de se croire libre de choisir d’être, et d’être de telle ou telle façon… » (Volonté de puissance, éd. Wurzbach, II, p. 41.) Le bavardage négatif a au moins l’avantage d’appeler aussitôt le silence. Le positif est l’occasion d’escamoter le problème (celui de la souveraineté) et de substituer à la valeur sensible une valeur métaphysique (enrobée par exemple dans l’engagement).

8Op. Cit., II, p. 104.

9Voir Le Gai Savoir, §125, ‘L’Insensé »

Comments are closed.