In Limine
Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
La Volonté de Puissance (par Michel Haar)
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Nietzsche et la métaphysique

 

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La volonté de puissance

(Extrait du livre de Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, éd. Gallimard, 1993, pp. 19-30)

…le véritable difficulté de la lecture de Nietzsche vient d’ailleurs [de prendre le temps de « ruminer » les aphorismes dont se sert Nietzsche afin de préparer le/la lecteur/trice à sa philosophie et donc de ne pas se laisser aller à le lire trop vite NdIL]. Elle tient, semble-t-il, au statut étrange et ambigu de son langage vis-à-vis du langage traditionnel de la philosophie. Il développe en effet contre cette tradition et contre son langage une forme particulièrement insinuante, insidieuse, complexe, de subversion. Subversive, littéralement, est l’ensemble de sa démarche parce qu’elle consiste à retourner, non pour le plaisir gratuit de mettre sans dessus dessous, mais pour faire apparaître la face d’ombre des idéalités, les motifs cachés – souvent inconscient ou physiologiques – les forces sous-jacentes qui sous-tendent les plus hautes valeurs. « Je sais l’art de renverser les perspectives », écrit-il dans Ecce Homo. D’une part, s’il se sert des systèmes des oppositions métaphysiques courantes (qui se ramènent toutes pour lui à l’opposition platonicienne du « monde vrai » et du « monde apparent »), c’est pour aboutir sinon à la suppression radicale, du moins à l’exténuation, ou à la dissolution de ces distinctions elles-mêmes. Aussi une ambiguïté pèse-t-elle inévitablement sur l’usage qu’il fait de termes qui ont un sens établi dans et par cette tradition, comme « vrai » et « faux », ou « bien » et « mal », ou « essence » et « apparence ». D’autre part, les mots nouveaux et essentiels de la pensée nietzschéenne (Volonté de Puissance, Nihilisme, Surhomme, Éternel Retour) échappent à la logique du concept. En effet, le concept, classiquement, comprend, contient, de façon identique et totale, le contenu qu’il subsume. Or la plupart de ces mots, on le verra, font au contraire apparaître une pluralité de sens qui ruine toute logique fondée sur le principe d’identité. Ces mots seraient en quelque sorte des mots en éclatement dans la mesure où ils renferment des significations incompatibles : un mot comme Nihilisme désigne à la fois la plus méprisable et la plus « divine » des formes de pensée. Mais ils jouent surtout comme des mots destinés à faire éclater une identité traditionnellement admise (par exemple, la Volonté, le Moi, l’Homme). Ce recours à la polysémie et cette tentative de détruire les grandes identités traditionnelles s’appuient sur une théorie du langage conçu comme machine à fabriquer de fausses identités. Et toute identité est « fausse » pour Nietzsche, en particulier l’identité née de la conceptualisation. « Tout concept, dit-il, naît de la postulation de l’identité du non-identique1. » Tout concept résulte d’une chaîne de transpositions métaphoriques (si primitives qu’elles sont toujours oubliées) et le concept de plus « vrai » n’est que celui qui correspond à l’identification, c’est-à-dire à l’image la plus courante, la plus commune (la plus effacée en tant qu’image). Loin d’atteindre la « vérité », le concept comme le langage ne général fonctionne comme un instrument de « grégarisation » : c’est-à-dire qu’il est l’identification pour le plus grand nombre.

Tandis que les mots dominants de son discours (surtout Volonté de Puissance et Éternel Retour) ont pour effet de subvertir, de fracturer et de destituer les concept, Nietzsche tente, de façon générale, de faire agir l’ensemble de l’appareil logique, sémantique, grammatical (au sein duquel s’était abrité naïvement le tradition philosophique) à contre-courant de sa finalité constante : savoir l’attribution du nom propre, la réduction à l’identique et le passage à l’universel. C’est dire que la spécificité de ce discours pourrait d’abord se définir comme un essais en vue de pratiquer l’incroyance à l’égard des lois de la logique et des règles de la grammaire (dernier refuge de la théologie défunte) : il faut, dit-il, « savoir danser avec les mots », « danser avec la plume ». Cette écriture dansante veut faire vaciller, veut culbuter, disjoindre, éparpiller toute conformité, c’est-à-dire toute vérité soumise à la règle de l’adéquation. Avec ses yeux d’ironie, de parodie, d’interrogation, se sous-entendus, mais surtout de ruptures, de décalages, de déplacements, etc., le style vise enfin à détruire, ou du moins à déjouer le « sérieux » logique, et spécialement dialectique, dont le but est toujours de fixer des identités ou de révéler d’Identité absolue.

Enfin, la méthode critique découverte par Nietzsche, la généalogie, qui se présente comme un art de déchiffrer des symptômes à l’infini, soulève un type de difficulté qui touche au mode d’exposition de la pensée nietzschéenne. Cette méthode qui, contrairement à la méthode platonicienne (consistant à ramener la diversité sensible à l’unité de l’essence), veut démasquer, décrypter, mais indéfiniment, c’est-à-dire sans jamais prétendre lever le dernier voile sur une quelconque identité originaire, sur un quelconque premier fondement, manifeste une répugnance profonde à l’égard de toute systématisation. Hostile à l’idée d’une révélation ultime de la vérité, refusant toute interprétation unique et privilégiée (« il n’y a pas d’interprétation seule béatifiante ») la généalogie est hostile à toute codification de ses propres résultats. D’ailleurs l’aspect fragmentaire, aphoristique, éclaté, du texte, correspond à la saisie nietzschéenne du monde : monde répandu en éclats, traversé de grandes failles, hanté par l’universel effondrement, ou par « l’effondement » (suivant le mot de Deleuze), monde parcouru d’explosions et de jaillissement épars, monde délivré du lien de pesanteur (c’est-à-dire du rapport à un fondement), monde fait de surfaces mouvantes et légères, où l’échange incessant des masques s’appelle rire, danse, jeu.

Aussi le langage et la méthode de Nietzsche possèdent-ils une énergie disruptive : ce qui est volatilisé, c’est toujours l’identité, sur laquelle repose tout système.

Cependant, à chaque fois, la destruction n’est possible que sur le fond d’une affirmation nouvelle, plus radicale. D’où, une des questions les plus aiguës : n’y aurai-il pas, chez Nietzsche, une restauration subtile de la métaphysique et de la morale (dans la mesure, par exemple, où il est difficile de ne pas se représenter le Surhomme, à son tour, comme un idéal) ? D’où une perplexité suprême qui devra demeurer à l’horizon de notre interrogation : en quoi Nietzsche « dépasse »-t-il la métaphysique qu’il combat ?

Sans doute la structure proprement platonicienne de la métaphysique (qui repose sur la séparation d’un étant véritable et d’un moindre étant) est-elle abolie et non pas simplement retournée. Tout « arrière-monde », tout fonctionnement est dissous, et le symbole final de Dionysos – autre mot pour la Volonté de Puissance – rassemble tous les attributs métaphysiques de l’étant, aussi bien le « vrai » que le « faux », le « réel » que le « fictif ». Ces termes en effet deviennent interchangeables dans la mesure où le « vrai » de Platon se révèle comme fictif donc faux, et où le réel est vrai si on le pense comme faux au sens de Platon, mais contient aussi en lui le fictif.

Cependant si, suivant une autre définition (plutôt heideggérienne), la démarche métaphysique consiste à « identifier » l’étant en sa totalité, c’est-à-dire à désigner d’un seul nom le caractère de l’étant comme tel et dans son ensemble, Nietzsche n’est-il pas encore un métaphysicien ? Car si la pensée métaphysique est la pensée qui tend à découvrir le mot unique et ultime qui assigne à toute chose présente le trait de la présence, il pourrait sembler que Nietzsche, en prononçant le mot de « Volonté de Puissance », ait refait le geste traditionnel de la métaphysique.

Mais en quoi ce mot de Volonté de Puissance est-il encore une identité ? Ne renvoie-t-il pas plutôt, comme tous les grand thèmes nietzschéens, à des identités brisées, défigurées, à jamais dispersées et introuvables ? Telle est la question qui servira d’arrière-plan à cette approche de la Volonté de Puissance, du Nihilisme, de la Généalogie, du Surhomme et de l’Éternel Retour. Si une telle approche laisse de côté la question de l’élaboration progressive de ces thèmes finaux (et du même coup le problème de la périodisation de l’oeuvre), c’est à la fois parce que de tels problèmes déborderaient les limites de cette présentation et que nous nous appuyons sur la thèse (également indémontrable ici) suivant laquelle l’essentiel de la tentative nietzschéenne se trouve déjà présent de façon enveloppée, impensée et masquée, dans ce premier livre que Nietzsche ne cessera de repenser, de défendre et enfin d’accomplir : La Naissance de la tragédie.

La Volonté de Puissance

Que tout ce qui existe soit en son fond et dans son ensemble Volonté de Puissance, Nietzsche le souligne expressément et l’affirme de diverses manières : « l’essence du monde est Volonté de Puissance », « l’essence de la vie est Volonté de Puissance », « l’essence la plus intime de l’être est Volonté de Puissance » : Monde, Vie, Être ne sont pas les instances dernières, mais seulement des figures de la Volonté de Puissance : c’est elle le « fait le plus élémentaire ».

C’est pourquoi il faut écarter d’emblée, comme un contresens grossier, une interprétation seulement psychologique et anthropologique de la Volonté de Puissance. Celle-ci serait alors simplement synonyme d’appétit de pouvoir. Il s’agirait seulement du désir de chaque individu de dominer les autres et de se soumettre les choses. Une telle volonté, il est facile de le montrer, serait en réalité impuissante, puisque souffrant sans cesse d’un manque et éprouvant une nostalgie perpétuelle. À moins qu’au contraire, devenue synonyme de « complexe de supériorité », comme dira Adler, elle veuille toujours s’étendre sans voir de limite à son impérialisme. Quoi qu’il en soit, dans l’interprétation psychologisante, la puissance serait un but concret, empirique, extérieur à la volonté (richesse, pouvoir politique, gloire), but recherché ou manipulé avec outrecuidance. Il y aurait en tout cas une distinction entre puissance et volonté, l’une étant l’objet désiré ou possédé par l’autre.

Or la Volonté de Puissance est autre chose que le rapport psychologique d’un vouloir-sujet et d’un pouvoir-objet. Elle est bien « le mot de l’être », mais ce mot est une locution, dont les deux termes sont indissociables et dans laquelle chacun de ces termes perd son sens habituel. Bien qu’il s’agisse d’une affirmation concernant la totalité de l’étant, et en ce sens-là « métaphysique », la locution opère en premier lieu la destruction et l’élimination du concept psychologico-métaphysique traditionnel de volonté. Le terme de « Puissance », pour se part, ne prendra son sens qu’à partir de cette tentative de dépasser le concept de volonté. Il désignera l’essence propre de cette volonté nouvellement pensée. Ainsi la Volonté de Puissance, mot en éclatement, mot irréductible à l’identité, va exprimer tout sauf une variété de volonté.

La représentation classique de la volonté fait d’elle, en effet, soit une substance métaphysique, soit plus ordinairement une faculté du sujet ; par ailleurs, elle voit en elle la cause, la source de nos actes, enfin, elle la conçoit comme une unité, une identité.

À cette conception Nietzsche oppose, comme le thème directeur de ses analyses de la volonté, cette affirmation surprenante : « Il n’y a pas de volonté. » Pourquoi ? D’abord parce que la volonté comme faculté consciente n’est ni une unité, ni un terme premier. Elle est pluralité, complexité et dérivation. Ce que nous appelons vouloir n’est que le symptôme et non la cause. D’un côté la « volonté », au sens psychologique, constitue la simplification dans le langage courant d’un jeu complexe de causes et d’effets. De l’autre, la métaphysique de la volonté établit faussement une origine unique dans la réalité comme dans l’individu en posant la volonté comme un centre ou un fondement de l’étant. Or il n’y a ni centre ni fondement. Pas de volonté : cela signifie, contre Schopenhauer, qu’il n’existe pas de vouloir unique et universel constituant l’en-soi des choses, qu’il n’y a pas de substantialité de la volonté derrière les phénomènes.

Pas de volonté : l’individu ne possède pas un vouloir identique, permanent, d’où découlerait ses actes. Ce qu’il appelle sa « volonté » est une pluralité d’instincts, de pulsions, en lutte incessante pour la prépondérance. Une analyse du « je veux » individuel démontre que ce que nous appelons volonté résulte d’une réduction, obéissant à une nécessité pratique aussi bien qu’à une structure du langage, et ne représente qu’une entité imaginaire, une pure fiction. La vouloir est composé d’émotions et de polarités distinctes : il y a le voulant et le voulu et, au sein même de l’ « individu », ce qui commande et ce qui obéit, le plaisir de triompher d’une résistance et celui, différent, de se sentir un instrument qui exécute. Ce que le langage désigne sous le nom de volonté n’est en réalité qu’un sentiment ou un « affect », complexe et tardif : celui qui accompagne la victoire d’une pulsion sur d’autres ou la traduction en termes conscients de l’état d’équilibre temporaire qui est intervenu dans la lutte des pulsions.

En effet, comme la conscience elle-même, la volonté n’est pas pour Nietzsche un commencement, mais un aboutissement, non pas le premier terme, mais le « dernier maillon d’une chaîne ». La volonté (comme la conscience et la pensée en général) est l’écho lointain d’un combat déjà disputé en profondeur, un remous à la surface, ou le « langage chiffré » d’une lutte souterraine des pulsions. Vouloir, c’est sentir le triomphe d’une force qui s’est frayé un chemin à notre insu et l’illusion suprême consiste à prendre ce sentiment pour une causalité libre. Pas de volonté : c’est-à-dire pas de centre psychique fixe et définitif (le centre se déplace sans cesse, et il est insaisissable), mais une pluralité de « volontés » élémentaires, ce qui veut dire de pulsions inconscientes, sans cess en conflit, en passe tantôt de s’imposer, tantôt de se subordonner. « Il n’y a pas de volonté ; il n’y a que des fulgurations de volonté dont la puissance croît et décroît sans cesse. » En face de ces pulsions, toute notre motivation consciente relève de la fiction, ou plutôt du symptôme. Nous ne cessons de confondre en psychologie les effets et les causes. D’une manière générale, le domaine intellectuel et la sphère du conscient ne sont que des symboles à déchiffrer, des symptômes des mouvements pulsionnels, c’est-à-dire des symptômes des mouvements du corps. C’est pourquoi il faut désormais philosopher, c’est-à-dire interpréter les phénomènes, en prenant le corps comme « fil conducteur ».

La Volonté de Puissance serait-elle alors seulement le nom qui désigne le domaine de l’inconscient ou du corps ? Bien au contraire. La locution, d’une part, s’applique à toute force : elle concerne non point uniquement les forces qui sous-tendent les phénomènes psychiques, c’est-à-dire les pulsions du corps, mais l’ensemble des phénomènes du monde ; d’autre part, elle s’applique plus précisément au dynamisme propre de ces forces, à l’orientation qui les qualifie. En effet, plutôt que les forces prises en elle-même, comme de nouvelles substances métaphysiques, que Nietzsche rejette comme fictives, la Volonté de Puissance nomme la polarité qui les oriente, les structure et définit leur sens. Non pas un sens absolu, une direction univoque, une finalité quelconque, mais un sens multiple qui se dessinera à partir de la diversité mouvante des perspectives. Dans sa signification la plus large, la Volonté de Puissance désigne le déploiement non finalisé, mais toujours orienté, des forces. Toute force, toute énergie, quelle qu’elle soit, est Volonté de Puissance, dans le monde organique (pulsions, instincts, besoins), dans le monde psychologique et moral (désirs, motivations, idéaux) et dans le monde inorganique lui-même, dans la mesure où « la vie n’est qu’un cas particulier de la Volonté de Puissance ». Toute force participe de cette même essence : « C’est la même force qui se dépense dans la création artistique et dans l’acte sexuel ; il n’y a qu’une seule sorte de force. » Mais le concept d’une force unique qui se diversifie ne suffit pas à rendre compte de la Volonté de Puissance : « Il faut encore, dit Nietzsche, attribuer à la force un vouloir interne, que j’appellerais Volonté de Puissance, c’est-à-dire exigence insatiable de démonstration de force. »

C’est cette « exigence insatiable de démonstration de force » qu’exprime le complément « de Puissance », génitif traduisant d’ailleurs fort mal en français le « mouvement vers » contenu dans le « zur » Macht. Qu’est-ce donc que la Puissance ? Elle est la loi intime de la volonté, ou de la force, qui est ainsi faite que vouloir c’est vouloir son propre accroissement. La volonté qui est Volonté de Puissance répond originairement à son impératif interne : être plus. Cet impératif la conduit à l’alternative : ou bien s’augmenter, se surpasser ; ou bien décliner, dégénérer. Selon la direction que prend la force (progression ou régression), selon la réponse (oui ou non) à la condition qui s’impose à la vie ou que la vie s’impose à elle-même : « je suis ce qui est contraint de se surmonter sans cesse soi-même » – apparaissent dès l’origine, au sein de la Volonté de Puissance, deux types de force ou de vie : la force active et la force réactive, la vie ascendante et la vie décadente. Si tout vouloir signifie vouloir être plus fort, si toute puissance est sur-puissance, le vouloir peut tenter de se dérober à lui-même, à son exigence d’accroissement. Il y a là un paradoxe. Car en toute rigueur, cesser de « vouloir » est impossible : ce serait cesser d’être. La volonté décadente qui refuse « d’admettre les conditions fondamentales de la vie » n’en reste pas moins une volonté : « L’homme préfère encore avoir la volonté du néant plutôt que de ne point vouloir du tout. » Seule la direction du vouloir est inversée : l’accroissement devient progrès dans la décadence. Le « renforcement » essentiel à la Volonté de Puissance s’exercera à l’envers. Tel sera le cas en particulier de l’extrême création de la décadence morale : l’idéal ascétique.

C’est donc toujours à elle-même que la Volonté de Puissance a affaire. Elle possède une réflexivité fondamentale, ce qui veut dire qu’elle est toujours autodépassement, soit dans l’action, soit dans la réaction. Elle se présente originairement à elle-même comme la diversité chaotique et contradictoire des pulsions élémentaire ; elle est l’affectivité primitive. Ce que Nietzsche appelle le « Chaos » désigne cette indétermination primordiale de la Volonté de Puissance. Indéterminée en soi, elle peut prendre de multiples formes qui sont autant de masques : elle est « Protée ». Informe par exès de possibilités, le Chaos signifie d’une part, non pas le désordre, mais la multiplicité des pulsions, l’horizon entier des forces, à l’intérieur desquelles la connaissance ou l’art vont dessiner leurs perspectives. D’autre part, le Chaos représentera également un moment, celui de l’effondrement des valeurs où se produit un retour à soi, une sorte de retour à zéro, de la Volonté de Puissance.

Vis-à-vis du Chaos, la Volonté de Puissance apparaît à la fois comme le principe de hiérarchisation des forces en lutte pour la prépondérance et comme la tendance à l’appropriation d’un espace de jeu toujours plus grand. Forte sera la volonté capable d’harmoniser ses propres forces, en elle-même divergentes, de dominer leur constant développement. L’homme puissant est « celui qui a envie de voir le Chaos », c’est-à-dire qu’il est celui qui accepte d’affronter l’ensemble des pulsions (ou du moins le plus grand nombre possible d’entre elles) et qui peut les maîtriser. C’est cette maîtrise que traduisent les expressions : « grand style », « grande politique », « grande raison », « grand éducateur », grande espérance », dans lesquelles l’adjectif « grand » désigne chaque fois une Volonté de Puissance atteignant sa plénitude d’affirmation. Faible sera au contraire la volonté incapable de supporter cette tâche et qui cherchera une solution dans l’élimination ou le refoulement de certaines forces. Affirmative et forte, le Volonté de Puissance assumera la variété, la différence et la pluralité. Négative et faible, elle se rétrécira dans des réflexes de fuite et de protection, elle voudra son propre amoindrissement à l’ombre d’un idéal exsangue, tout à l’opposé de la grande simplification que produirait la parfaite maîtrise.

C’est à partir de la bipolarité initiale de la Volonté de Puissance que se définira toute la démarche généalogique. La critique « généalogique » des valeurs consistera à rapporter toute valeur à la direction originaire (affirmative ou négative) du vouloir, à dévoiler le long lignage issu de cette orientation primitive, à détisser la trame lointaine des rencontres ou des inventions de points d’appui plus tard figés en « valeurs ».

Car que sont les valeurs ? Instruments que se donne la Volonté de Puissance pour se confirmer dans sa direction initiale, les valeurs constituent ses conditions d’existence ; ce sont les « points de vue » qui lui permettent de se maintenir et de se développer. Nietzsche définit les valeurs ; « conditions de conservation et d’accroissement, pour des êtres complexes, de durée relative, à l’intérieur du devenir ». La production aussi bien que la « hiérarchie » des valeurs, c’est-à-dire leur situation respective (situation essentiellement mobile), par exemple le rang qu’occupe, à tel ou tel moment, l’art par rapport à la connaissance, n’auront de sens que rapportées à la direction originaire de la Volonté de Puissance ; la « place » des valeurs favorise, soutient, propulse cette direction.

Origine des valeurs, origine de toute hiérarchie de valeurs, la Volonté de Puissance fixe la valeur des valeurs. Mais cette origine ne peut se ramener à une unité primitive, à une identité, car elle n’est qu’une direction toujours à déterminer. D’autre part, cette origine ne prend et ne donne sens que rétrospectivement par le développement généalogique issu d’elle et où elle est reconnue.

1Vérité et mensonge au sens extra-moral, dans Écrits posthumes (1870-1873), Gallimard, p. 281

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