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Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
Le Nihilisme (par M. Haar)
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Nietzsche et la métaphysique

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Le Nihilisme

(Extrait du livre de Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, éd. Gallimard, 1993, pp. 30-35)

Mais que découvre le regard généalogique quand il se porte sur les valeurs régnantes, sur les valeurs « suprêmes » ? Il les trouve en proie à cette crise qui est nommé Nihilisme.

Dans ce mot se lit également une dualité (sinon une pluralité) de sens. En effet, il désigne d’une part la situation contemporaine (probablement destinée à durer très longtemps) dans laquelle les valeurs « suprêmes », c’est-à-dire absolues, sont frappées de nullité et d’invalidité. D’autre part, il s’applique au déroulement ainsi qu’à la « logique » interne de toute l’histoire dite « européenne » depuis Platon. En ce second sens, le Nihilisme a davantage de continuité historique que la « décadence » qui marque des moments de « relâchement » de la Volonté de Puissance (la civilisation alexandrine contre le Grèce ancienne ; le christianisme contre la Rome impériale ; la Réforme contre la Renaissance). En tant qu’il a présidé initialement à l’instauration des valeurs actuellement chancelantes et qu’il commande leur évolution et leur éventuelle transmutation, le Nihilisme est pour ainsi dire toujours présent, toujours à l’oeuvre avant, pendant et après le moment de son explosion violente. Coïncidant avec l’humanité même de l’homme, il peut à juste titre être appelé l’ « état normal de l’humanité ». (Un type d’homme qui ne reconnaîtrait plus le Nihilisme serait-il encore un homme?) Mais il constitue aussi, et surtout, en tant que maladie spécifique de l’homme contemporain (maladie qui exigera un remède homéopathique), un « état pathologique transitoire ».

En effet, c’est comme expérience et sentiment d’un état critique devenu brutalement actuel que le Nihilisme assaille l’homme et la culture, bien plutôt que comme une pensée critique que l’homme et la culture tourneraient cotre les croyances, les valeurs ou les idéaux. Car avant d’accabler lourdement, le Nihilisme s’approche, dit Nietzsche, « comme le plus inquiétant de tous les hôtes », s’installe insidieusement comme le sentiment d’abord attristant puis effrayant de la débâcle de tout sens. C’est l’épuisement progressif de toutes les significations, le règne grandissant des significations vidées, exténuées à l’extrême. C’est le moment où est ressenti, à la manière d’une chute de cauchemar, ou à la façon d’une désorientation complète dans l’espace et le temps, la coulée ou le flottement vers les confins indistincts où tout sens antérieur subsiste encore, mais inverse en non-sens. « Le désert croît ». Tous les sens anciens (moraux, religieux, métaphysiques) se dérobent, s’éloignent, se refusent : « les buts manquent ». Le sens tout entier chancelle, vacille, jette encore quelques lueurs comme un soleil qui va s’éteindre. Le Nihilisme, comme expérience de la fatigue du sens, se traduit par la grande lassitude, « le grand dégoût », en l’homme, et de l’homme pour lui-même. Rien ne vaut plus, tout se vaut, tout s’égalise. Tout est égal, équivalent : le vrai, le faux, le bien, le mal. Tout est dépassé, usé, vieilli, terni, mourant. C’est une agonie indéfinie du sens, un interminable crépuscule. Non pas un anéantissement défini des significations, mais leur naufrage indéfini.

Parce qu’il est désorientation complète, un tel Nihilisme peut brusquement renverser sa Stimmung, cesser d’être inquiétude pour devenir quiétude béate. C’est alors l’expérience d’une volonté satisfaite du non-sens, heureuse qu’il n’y ait plus de sens à chercher, ayant trouvé son confort dans le vide du sens, son bonheur dans la certitude qu’il n’y a pas de réponse à la question « pourquoi ? », ou même « qu’est-ce que ? ». Tel est le stade que Nietzsche décrit comme celui du « dernier homme ».

Un mot prononcé par Zarathoustra et repris dans le Gai Savoir (§ 125), le mot « Dieu est mort », résume cet effondrement de toutes les valeurs. Car la désaffection vis-à-vis de la foi religieuse n’est qu’un signe parmi d’autres de la ruine de tout idéal. Non seulement de tout idéal, mais de toute intelligibilité, de toute idée. Avec Dieu disparaît la garantie d’un monde intelligible, la garantie aussi de toutes les identités stables, y compris celle du moi. Tout retourne au Chaos. Aussi Nietzsche compare-t-il cet événement à une catastrophe naturelle, à un déluge, à un séisme, mais le plus souvent à une éclipse du soleil. Le Soleil intelligible s’est obscurci, la Terre a rompu son lien avec lui. Devenue un astre errant, elle souffre de cette éclipse comme de son propre obscurcissement. Tel est le « Nihilisme complet », qui n’est ni la première ni l’ultime figure du Nihilisme.

Originellement, le Nihilisme est l’expression de la volonté décadente, de la Volonté de Puissance impuissante qui recule devant l’affirmation de la « vie » et se change en négation, car ce qui est nié dans et par le Nihilisme, c’est ce que Nietzsche appelle la « vie », c’est-à-dire le monde comme pluralité, devenir, contradiction, souffrance, illusion, mal. Cette négation de la « vie » et du monde est celle qui proclame : «  Ce monde-ci ne vaut rien et rien ne vaut en ce monde. » À partir de là, le Nihilisme invente un « monde vrai », c’est-à-dire un monde qui possède tous les attributs que la « vie » n’a pas : unité, stabilité, identité, bonheur, vérité, bien. Aussi la scission des deux mondes accomplie par Platon constitue-t-elle l’acte nihiliste par excellence. Toutes les valeurs métaphysiques et toutes les catégories intelligibles contiennent implicitement une volonté de nier, c’est-à-dire de déprécier, de calomnier la vie. Ainsi dans sa forme première (socratico-platonicienne) le Nihilisme reste latent. La négation ne se montre pas. Seules apparaissent des affirmations : celle des grandes valeurs suprasensibles (le Vrai, le Beau, le Bien), plus tard celle des grands principes de la logique (d’identité, de causalité, de raison suffisante, etc.).

Entre le Nihilisme larvé de la métaphysique triomphante et le Nihilisme « complet » (rien de tout cela, aucune valeur, n’a de sens), se situent les diverses formes du « Nihilisme incomplet », dans lesquelles la volonté de négation se démasque progressivement. Le Nihilisme incomplet est le produit de la décomposition du « monde vrai » : on tente de trouver des valeurs de remplacement pour les substituer à l’idéal platonicien et chrétien (car le christianisme n’a fait que « populariser » le concept de « monde vrai » avec son idée de l’au-delà). C’est, entre autres substituts, la morale kantienne, qui ne peut plus que postuler l’autre monde : « L’ancien soleil au fond, mais obscurci par le brouillard et le doute ; l’idée devenue sublime, pâle, nordique, königsbergienne. » Ce sont les idéaux « laïques » : foi dans le Progrès, religion du Bonheur-pour-tous (le socialisme en tant qu’il promet le bonheur sur terre apparaît comme un succédané du christianisme), mystique de la Culture ou de l’Homme. Mais l’Homme qui, après avoir tuer Dieu, c’est-à-dire reconnu le néant du « monde vrai », prend sa place, demeure hanté par son geste iconoclaste : il ne pourra s’adorer lui-même, il finira par retourner contre soi son impiété et par briser cette nouvelle idole. Parmi les figures du Nihilisme incomplet se situent les personnages que Zarathoustra appelle les « hommes supérieurs », « vestiges de Dieu sur la terre », soutenant désespérément un idéal dont ils savent la fragilité. Tel ce « consciencieux de l’esprit » qui, s’accrochant à l’idéal d’une science parfaite, si limitée et dérisoire soit-elle, n’étudie qu’une seule chose, mais intégralement : le cerveau de la sangsue ! Pour cette étude, il donnera son sang, sa vie, il s’anéantira.

Le Nihilisme est « complet », mais non encore « achevé », lorsque la volonté de néant devient manifeste, patente. Jusqu’ici ce néant, c’est-à-dire la condamnation de la « vie » comme non-être, était caché derrière toutes les représentations de l’idéal et les fictions du suprasensible. Il se répand maintenant sur elles : comme leur envers ou leur contrepartie. La méfiance qui avait donné naissance au « monde vrai » se retourne contre ses propres créations. Le sensible ayant été déprécié, le suprasensible cessant de valoir, la différence métaphysique essentielle (platonicienne, chrétienne, kantienne aussi) entre l’éternel et le périssable, entre l’être en soi et l’apparence, entre la vérité et l’illusion se trouve refusée. Ce qui est aboli, ce n’est pas seulement le « monde vrai », avec corrélativement une revalorisation de l’ancienne « apparence ». C’est la distinction même de la « simple » apparence et de l’idée qui se trouve supprimée : « Avec le ‘monde-vérité’ nous avons aboli le monde des apparences. »

L’ « apparence » telle que la conçoit Nietzsche, devient l’ « unique réalité », le Tout : c’est pourquoi l’ensemble des prédicats de l’ancienne apparence « y compris les prédicats contraires » peuvent lui convenir. Ce « nouveau » mot d’apparence contient à la fois la vérité et le mensonge, la réalité et la fiction ; il signifie à la fois « apparence » au sens de paralogisme (faute contre la logique) et image véridique de l’être comme Chaos ; réunissant tous les contraires, il fait délibérément éclater la logique de l’identité. L’apparence nouvellement pensée, transfigurée par l’abolition de toutes les oppositions, ne se rapportera jamais à aucun fondement dernier, à aucun foyer central de l’interprétation, à aucun en-soi, mais renverra sans cesse à une autre apparence. Tout est masque. Tout masque découvert découvre un autre masque. Le « devenir » n’est que ce jeu indéfini des interprétations, ce glissement indéfini des masques.

Ainsi le Nihilisme ne se trouve pas dépassé simplement parce que la différence métaphysique essentielle casse de valoir. Pour transformer le Nihilisme « complet » en Nihilisme « achevé » ou « extatique » (celui précisément qui permet de sortir, ek-stasis, de la différence), il faut passer du constat de la dissolution à une dissolution active, affirmative. La nouvelle affirmation inclut un acte de destruction de tous les liens issus de la différence. Cette unité de la création et de la destruction au sein d’une force suprêmement affirmative (le Nihilisme actif) renvoie à une perspective que Nietzsche nomme aussi « dionysiaque » : perspective de la joyeuse et pure affirmation de l’unité des contraires.

C’est en ce dernier sens, comme annulation de toutes les différences métaphysiques et comme suppression radicale du « monde vrai », c’est-à-dire comme négation du Dieu unique (représentant chrétien de ce monde), que « le Nihilisme pourrait être une manière divine de penser » : délivré de la paralysie de l’Unique, l’instinct créateur de dieux multiples serait ranimé. Il annoncerait une grande transition.

 

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