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L’art de l’illusion ou les fantômes de la raison

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Beata Beatrix, dans laquelle Dante Gabriel Rossetti idéalise, sous les traits de son épouse décédée, la Béatrice de Dante

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Qu’est-ce donc que ces fantômes qui se meuvent devant nos regards obscurcis par l’illusion d’une vérité lisse et claire ? Clair et aveuglant soleil d’un matin d’été… Qui sont donc ces fantômes qui hantent nos vies faites de certitudes sur nous-mêmes et ce que nous serions supposés être, sinon nous-mêmes justement ; sinon l’homme tel que nous l’interprétons ; sinon l’individu tel que nous l’enfermons dans son cadre rigide, théorique, abstrait.

Que ne suis-je en ce monde qu’une image, sage ainsi qu’ « ils » le désirent, et si pieuse d’elle-même ? Mais toute image est illusion. Que représentation. Une sorte de spectacle artistique auquel on est invité à assister soi-même. Ou encore en d’autres termes, une surface.

Les besoins, mathématiquement calculables, et par conséquent quantifiables à la faveur d’une prévisibilité adossée au pouvoir statique de l’État et de l’économie, sont devenus nos particules, les marques d’un attachement « territorial » supposé. L’individu moderne ne s’est ennobli que pour se réduire, s’abaisser, à n’être qu’un « cas ». Nous sommes entrés dans l’ère de la classification, ou nous la portons à son paroxysme. La raison, qui se prétend première, assois son pouvoir sur une telle classification des « caractères » ; elle le réalise donc, par nécessité, sur une cruelle simplification. Et sa tyrannie peut ainsi se développer sans que l’homme ordinaire ne questionne la généalogie d’une telle tyrannie. Sans doute aussi parce qu’elle rassure.

Nous avons beaucoup foi en nous-même, foi qui ramène à de folles espérances et que l’art sait si bien traduire. Et cette traduction est aussi une simplification en ce qu’elle imagine être l’homme selon une vue romantique, pour tout dire, réactionnaire : l’homme idéal, « naturel », retour à une essence supposée de l’homme. Les fondements de l’art actuel, prisonnier de son temps, sont donc également à interroger afin d’en extraire la nécessité liée à une fixité recherchée de la vie, l’Ordre, donc le contraire de la vie.

Mais l’art ne prend tout son sens que dans cette simplification, cette représentation, dont la vie ne saurait se passer afin de pouvoir assurer sa propre pérennité au travers de ses multiples formes. Il y a là un étrange paradoxe, de l’illusion nécessaire à la vie et pourtant constamment à dépasser, qui nous prouve que tout est devenir et non fixité.

« Êtres fictifs. – Quand on dit que l’auteur dramatique (et généralement l’artiste) crée réellement des caractères, c’est là une belle illusion, une exagération, dans l’existence et la propagation de laquelle l’art célèbre un triomphe qu’il n’a pas voulu et qui est pour ainsi dire en excès. De fait, nous ne savons pas grand-chose d’un homme vivant réel et nous faisons une généralisation très superficielle, quand nous lui attribuons tel ou tel caractère : c’est à cette situation très imparfaite vis-à-vis de l’homme que répond le poète, en faisant (c’est en ce sens qu’il « crée ») des esquisses d’hommes aussi superficielles que l’est notre connaissance des hommes. Il y a beaucoup de poudre aux yeux dans ces caractères créés par les artistes ; ce ne sont pas du tout des produits naturels incarnés, mais, semblables aux hommes peints un peu trop légèrement, ils ne supportent pas d’être regardés de près. Même si l’on dit que le caractère des hommes vivants ordinaires se contredit souvent, tandis que celui que crée le dramaturge est le modèle qui a flotté devant les yeux de la nature, c’est totalement faux. Un homme réel est quelque chose d’absolument nécessaire (même avec ses soi-disant contradictions), mais nous ne connaissons pas toujours cette nécessité. L’être inventé, le fantôme, a la prétention de signifier quelque chose de nécessaire, mais seulement pour des gens qui ne comprennent un homme réel que dans une simplification grossière et antinaturelle : si bien qu’un ou deux gros traits souvent répétés, avec beaucoup de lumière dessus et beaucoup d’ombre et de demi-obscurité autour, répondent à toutes leurs exigences. Ils sont ainsi facilement disposés à traiter le fantôme comme un homme réel, nécessaire, parce qu’ils sont accoutumés à prendre dans l’homme réel un fantôme, une silhouette, une abréviation arbitraire, pour la totalité. – Que le peintre et le sculpteur expriment le moins du monde l’ « Idée » de l’homme, c’est là une vaine imagination et une illusion des sens : on est tyrannisé par l’oeil quand on parle de pareil façon, parce que cet œil ne voit du corps humain que la surface, que la peau ; mais l’intérieur du corps rentre tout autant dans l’Idée. L’art plastique veut rendre les caractères visibles au niveau de la peau ; l’art du langage use de la parole pour le même but, il rend le caractère par le son articulé. L’art part de la naturelle ignorance de l’homme sur son être intérieur (corps et caractère) : il n’existe pas pour les physiciens et les philosophes. »

Friedrich Nietzsche, aphorisme 160 de Humain, trop humain « De l’âme des artistes et des écrivains ».

Rembrandt_le philosophe

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