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Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
Nietzsche et Jésus (par Georges Bataille)
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Nietzsche et Jésus

 

 

 

(Extrait de Georges Bataille, La souveraineté, éd. Lignes, 2012, pp. 205-224)

 

 

 

La volonté que Nietzsche avait de supplanter Jésus

 

 

La position de Nietzsche est la seule en dehors du communisme1. Telle est à mes yeux l’évidence.

 

Il ne me suffit pas, si je veux la rendre claire, de montrer que Nietzsche est l’objet d’un malentendu, mais j’aimerais en faire ressortir en même temps l’étendue et le caractère inévitable.

 

Je partirai d’une remarque de Gide.

 

« Nietzsche, affirmait Gide, a été jaloux du Christ, jaloux jusqu’à la folie. En écrivant son Zarathoustra, Nietzsche resta tourmenté du désir de faire pièce à l’Évangile. Souvent, il adopta la forme même des Béatitudes pour en prendre le contre-pied. Il écrivit l’Antéchrist et, dans sa dernière œuvre, Ecce Homo, se pose en rival victorieux de Celui dont il prétendait supplanter l’enseignement2 . »

 

Ainsi Gide a-t-il souligné, non sans raison, un trait qui oppose Nietzsche à tous les autres. Cet aspect si ouvert n’a pu échapper, mais personne n’y insiste d’habitude. J’imagine que certains évitent d’y penser. Car c’est difficile – ou à la manière de Gide : avec un sentiment de gène – et d’effroi. Etre jaloux du christ serait en principe inavouable ?

 

Mais Nietzsche l’avoua… Bizarrement, car la mégalomanie d’Ecce Homo (ou le titre, au compte de l’auteur, reprend les mots du Christ) est comique dans l’ambiguïté. Une gaîté insolente la porte et retire l’aveu en même temps qu’elle l’affirme. Ce livre a le sens d’un testament, mais Nietzsche s’y dérobe : « Je ne suis pas un homme, je suis une dynamite, dit-il. Et je n’ai rien, en dépit de tout, d’un fondateur de religion… Je ne veux pas de « fidèles » ; je pense que je suis trop impie pour croire en moi-même… Je ne veux pas devenir un saint, j’aime mieux être pris pour un guignol…3 ».

 

Le désaveu est si bien lié à l’aveu que l’aveu ne s’affirma pleinement que dans la folie. La crise où la raison de Nietzsche sombra, suivit de peu la rédaction d’Ecce Homo. Elle en soulignait l’outrecuidance : les billets qu’il signa « Le Crucifié » reprirent et achevèrent l’aveu, mais ce qu’avouait la folie était, en quelque sorte sorte clairement, ce que dissimulait l’homme raisonnable.

 

Le premier mouvement est de situer à partir de là (je veux dire de la maladie) ce que Gide a nommé la jalousie de Nietzsche. Un homme moderne, dont la vie est sans mystère, qui fut professeur et, jusqu’à la fin de 1883, se conduisit en homme civilisé, ne pouvait de son propre mouvement glisser au plan mythologique. Il ne pouvait lui-même atteindre à la divinité. Personne n’en peut douter (et Nietzsche le pressentit) : l’ambition d’être mieux qu’un homme ne peut avoir qu’un « dénouement comique4 ». Ce n’en fut pas moins la résolution assez ferme (à laquelle, autant qu’il semble, il ne put échapper) d’un homme dont la lucidité première et la délicatesse ne sont pas contestables : la folie proprement dite est tardive et ne permet pas de réduire à la maladie une sorte d’envahissement du domaine divin, dont la conséquence fut, dès 1882, le pénible échec de Zarathoustra5.

 

 

Le problème de Nietzsche ou la plage déserte

 

 

Il est difficile de saisir assez clairement le problème auquel répondit l’attitude de Nietzsche. L’humanisme de Gide est à l’opposé de cette détresse déraisonnable. Le souci de Nietzsche est inconcevable pour Gide, qui écrit : « La réaction immédiate, profonde chez Nietzsche fut, il faut bien le dire, la jalousie6. »

 

Encore qu’elle ne toucha ni la possession d’une femme, ni celle d’un pouvoir ou d’un prestige, la réaction de Nietzsche, en effet, ne différait pas de la jalousie. Mais – je laisse de côté les mauvaises et pitoyables histoires -, Nietzsche ne fut jaloux d’aucun autre homme, il ne le fut ni de Platon ni de Bouddha, ni d’aucun autre qui importe… Le problème de Dieu et la position divine de Jésus motivèrent seuls son attitude. C’est là un paradoxe, mais l’objet de la jalousie de Nietzsche est Dieu.

 

Sans doute est-il le seul qui put dire : « Aucun Dieu ! Aucun homme au-dessus de moi. » Jaspers assure que « la modestie [le] dominait encore après Humain trop humain7 ». Mais il allègue lui-même8, le sentiment de Nietzsche à quinze ans, qui écrivait :

 

 

Personne n’a le droit d’oser

 

M’interroger

 

Où est ma patrie.

 

Je ne suis lié

 

Ni à l’espace, ni aux heures qui passent…

 

 

Ainsi le sentiment que Gide appelle la jalousie, que je lie à la souveraineté, prend-il à travers le chapitre de Jaspers le sens d’un leitmotiv. Ce fut la particularité de Nietzsche de n’admettre pas les limites auxquelles il est convenu de borner une vie humaine. Il revenait pas là au thème de Feuerbach, mais ne n’était pas un vain mot. Sa vie a montré qu’il donnait des conséquences à cette pensée : « Toute la beauté et tout le sublime que nous avons prêtés aux choses réelles et imaginaires, je veux les revendiquer… », disait-il. Il ne les revendiquait pas seulement pour lui-même, mais comme « étant la propriété et la création de l’homme ». Le jeu qui se jouait ainsi était celui de l’être que nous sommes contre celui que nous avons créé, que nous avons imaginé, et pour lequel nous avons renoncé à voir en nous la magnificence.

 

Dieu, pour lui, n’était que notre limite. « Dieu, disait-il, est une réponse grossière, une goujaterie à l’égard de celui qui pense ; ce n’est même au fond qu’une grossière interdiction à notre endroit : défense de penser9. » L’objectivité de Dieu répond à ceux qui demandent l’origine des choses : le cordonnier fit la chaussure et de même Dieu créa le monde. Le durable et le rassurant se substituent dans cette réponse au problématique. Pour la théologie, Dieu est subjectivité cependant, mais créant le monde des choses et se donnant de cette manière, au-dessus de lui, une objectivité semblable à la sienne. Apparemment, c’est de l’amour donné à l’objectivité divine que Nietzsche fut jaloux.

 

Le sens de cette jalousie paradoxale ne peut être tiré d’un examen superficiel.

 

Imaginons une plage déserte, la lumière voilée de l’après-midi et la terre bornée à l’insignifiance des dunes, dont les lignes n’ajoutent rien à l’absence de limite de la mer et du ciel. Je puis à volonté, subjectivement, m’inclure dans cette immensité (je le puis, n’étant moi-même RIEN, le sujet, que je suis, n’est RIEN). Je puis à volonté, m’objectivant, m’en exclure. Mais si je me pose en objet, j’objective aussi l’immensité. Dès lors, l’immensité me transcende (elle transcende cet objet donné, qui est là). Elle n’est plus le RIEN où je n’était moi-même RIEN (ni elle ni moi n’étant objectivés) : l’immensité devient quelque chose, dont je puis parler, quelque chose, qui me parle. Disons-le : tout d’abord, une belle et terrible animation découle du jeux. Mais la parole (ma parole) envahit tout entière l’objet, cet objet, immense peut-être, mais objet, qui me transcende. Je puis encore, à l’abri de la transcendance, réserver en lui la part ineffable (bien que les mots le définissent et qu’il ait en eux son expression, Dieu est aussi le silence).

 

Une telle opération ne m’oblige pas. Si je veux, j’en puis dire après coup : ce n’est RIEN, cette objectivité n’est qu’un jeu. L’ombre immense qu’étend ma pensée sur le monde n’est RIEN. Je pourrais ne pas retirer du jeu l’adorable fantôme ! D’une manière générale, je puis à volonté faire entrer dans le jeu ce qui me séduit, cette chose qui me séduit n’est plus que cet objet de mon désir ou de ma passion, qui le transfigurent et le nient comme objet, qui l’affirment comme sujet (comme RIEN), qui l’anéantissent. Partant de là, je puis encore feindre, comme l’enfant, la réalité de mon jeu : c’est le comble du luxe10. Mais s’il s’agit de Dieu, le déchet de l’opération (c’est la chose) l’emporte à la fin sur l’insaisissable.

 

De quoi s’agit-il en définitive, sinon de retirer du jeu l’objet de la théologie ? Et de faire passer l’homme du monde du jeu (le monde du désir et du RIEN que poursuit le désir) dans le monde de la chose, du sérieux, du devoir et de la morale. Si bien qu’en la personne de Dieu (comme en celle des rois, mais pour de plus logiques raisons), la souveraineté conduit le désir à la duperie de l’abdication. De quoi s’agit-il, sinon du travail, auquel il fallut donner l’avantage ?

 

Ceci devait être assuré, qui aurait révolté les hommes libres du passé : la domination du travail. La chose devait l’emporter sur le moment souverain et l’objet sur le sujet. Alors que la souveraineté est l’affirmation de la précellence de la fin, qu’est le sujet, sur l’objet, qui est le moyen.

 

Les hommes, à tout prendre, n’auraient pu éviter d’en passer par là ? C’est possible. L’opposition de l’homme du jeu au Dieu de l’obligation n’en est pas moins lourde. Ce n’est pas celle de l’Etre surnaturel à l’être naturel : l’homme et Dieu sont sur le même plan. Si Nietzsche s’oppose à Jésus, il parle de Dionysos. C’est toujours un ensemble de formes humaines et divines s’opposant à un autre ensemble, d’un côté Nietzsche et Dionysos – et le monde dionysiaque – et de l’autre le fidèle et le Dieu de la raison – ente lesquels Jésus est le médiateur. L’essentiel est que, d’un côté, la séduction de Dionysos prélude à la tragédie et celle de Jésus au mariage de raison. La jalousie de Nietzsche est celle de la passion délaissée pour le parti dont l’utilité dicta le choix. À la fin la différence entre l’un et l’autre côté a ce sens : je ne dis pas Jésus, mais le fidèle se retire du jeu, et le disciple de Nietzsche s’y jette.

 

Sur la plage dont j’ai parlé, rien ne me sépare de l’immensité, sinon la certitude d’être en jeu : j’ai reconnu mon égalité avec le vide et l’absence de limite, car je sais que je suis au fond cette existence subjective et sans contenu, mais la mémoire me rattache aux objets, aux contenus, au milieu desquels je me situe moi-même, un objet entre les autres. Si j’objective l’immensité, qui me transcende dès lors, j’ouvre la voie aux ordonnances régulières de la parole… Mais je puis, simplement, couper court et me dire : ce qui me sépare de l’immensité, ces contenus différenciés, que la mémoire me représente, ne signifient pas que je suis un objet donné dans l’ordre des objets que Dieu domine, mais que, dans l’immensité immuable, égale à elle-même, ce que je suis est en jeu11. Je ne suis pas ceci, que je nomme, de la même façon que je nomme chaque chose particulière dans un ordre où elle a sa place et un sens qui en rend compte, je suis un objet en question, un objet dont le contenu fondamental est la subjectivité, qui est en question, et que ses contenus différentiés mettent en jeu. En tant que sujet, je ne suis RIEN, au sein de l’immensité qui n’est RIEN – en tant qu’objet, dans le sentiment d’être en jeu qui d’abord m’oppose à l’égalité avec elle-même de l’immensité, je retrouve une équivalence. Si cette réalité distincte, que je suis comme objet, n’était pas en jeu, si elle se mettait à l’abri, elle me séparerait décidément de cette égalité avec l’immense RIEN, mais justement, ce par quoi je diffère de RIEN est ce par quoi je suis en jeu. M’objectivant, je m’exclus de l’immensité indifférenciée, mais cet objet en jeu, que je suis, se met à la merci du jeu, qui l’anéantit comme objet, qui le rend, comme objet aléatoire, à cet insaisissable RIEN qu’est le sujet. Cet objet aléatoire est en même temps la forme dans laquelle nous nous proposons au désir de l’autre, c’est l’objet souverain, qui ne sert pas, qui ne se laisse pas, comme objet, saisir dans la réalité véritable, celle de l’action efficace, hors du risque. C’est en un mot la souveraineté, mais celle de l’homme : la souveraineté divine est différente en ce que le mythe peut être, si nous le voulons, retiré du jeu, mais cela n’eût lieu que lentement : il y eut le dieu immortel mais, ayant tous les avantages, il se donnait aussi celui de mourir et l’Éternel lui-même, en la personne de Jésus, se laissa mettre à mort. Mais l’objet qu’est le Dieu de la raison, qui créa le monde et sur qui rien n’a de prise, qui, comme l’immense RIEN, ignore la naissance et la mort, n’est pas moins que ce RIEN hors du jeu. Il n’en est pas moins proposé au désir de l’homme, mais pour mieux assurer le règne du travail et de la morale. La jalousie de Nietzsche est celle de l’homme, qui se veut souverain sans mentir, à l’égard de l’être imaginé qui accapara, pour les abuser, l’amour de tous les hommes. La souveraineté est morte des manœuvres qui ménagèrent la soumission générale au souci du temps à venir : Nietzsche seul la rendit au règne de l’instant.

 

 

La pensée souveraine

 

 

Il est malaisé de comprendre l’attitude de Nietzsche, alors même que la sensibilité personnelle y porterait. Notre sensibilité fut-elle intacte, nous appartenons au monde où nous parlons, où personne ne peut échapper au système chrétien dans devoir adopter aussitôt un système aussi fermé (ou plus fermé). Chaque jour la souveraineté de l’instant est plus étrangère au langage dans lequel nous nous exprimons, qui ramène la valeur à l’utilité : ce qui est sacré, n’étant pas un objet, échappe à notre appréhension12. Il n’y a pas même, en ce monde, un mode de pensée qui échappe à la servitude, un langage disponible, tel qu’en le parlant nous ne rentrions pas, sitôt sortis, dans l’immuable ornière : comment imaginer, en dépit de Kant, une morale qui ne s’engage pas, qui ne nous mette pas au service de quelques moyens ? Nos velléités n’y changent rien. Nietzsche lui-même ne put guère, en ce sens, que s’adresser à la sensibilité : son langage est inimitable et personne, à partir du langage commun, ne put le rejoindre. Il est facile, au contraire, de passer à côté de lui dans la pleine méconnaissance de ce qu’il a voulu signifier. Ce n’est pas seulement le cas de Gide.

 

De Nietzsche, il est commun de ne retenir qu’un aspect, à la convenance de celui qui s’arroge le droit de choisir. La signification de sa pensée resta jusqu’à ce jour inaccessible. Depuis le temps de sa notoriété, fut-il autre chose qu’un lieu de malentendu ? Je m’efforce de le montrer, mais les données qui précèdent ou qui suivent ne sauraient le rendre clair si dans sa cohésion, malgré tout saisissable, l’ensemble de mes exposés ne tendait à faire ce que personne ne fit jamais, mais que Nietzsche espéra qu’après lui quelqu’un tenterait. Donner les tenants et les aboutissants d’une position par laquelle l’ordre des valeurs est renversé : Nietzsche assume la souveraineté de l’homme en ce monde de la souveraineté asservie ou de l’asservissement souverain.

 

Il ne se mit pas en tête d’oublier les efforts où s’épuisa l’humanité de tous les âges, qui n’eut pas de plus profonde aspiration que le moment souverain se délivrant de l’activité subordonnée. Il en avait conscience, mais en même temps il mesurait l’impuissance de ce « moment » dans le domaine de la pensée : par delà le « moment souverain », Nietzsche a cherché la « pensée souveraine », dont il éprouvait l’indicible portée. Il écrivait : « Le tête-à-tête avec une grande pensée est intolérable. Je cherche et j’appelle des hommes à qui je puisse communiquer cette pensée sans qu’ils en meurent13. » Ou « J’ai placé la connaissance devant de telles images que tout « plaisir épicurien » en est devenu impossible. Seule la joie dionysiaque peut suffire : c’est moi qui est découvert le tragique. Les Grecs l’ont méconnu de par leur tempérament superficiel de moralistes. La résignation n’est pas non plus un enseignement qui découle de la tragédie, c’est une fausse interprétation. La nostalgie du néant est la négation de la sagesse tragique, son contraire14. » Apparemment, le problème moral a pris « corps » en Nietzsche de la façon suivante : pour le christianisme le bien est Dieu, mais la réciproque est vraie : Dieu est limité à la catégorie du bien donné dans l’utilité de l’homme, mais pour Nietzsche, est bien ce qui est souverain, mais Dieu est mort (sa servilité l’a tué), l’homme est donc moralement tenu d’être souverain. L’homme est pensée (langage), et il ne peut être souverain que par une pensée souveraine. Or, de même que la souveraineté primitive (celle des dieux et des rois) est tragique (avant la réduction de la tragédie à la morale), mais au dénouement, la pensée souveraine est la tragédie illimitée. Ce triomphe qu’elle est en son fondement est d’abord un effondrement, elle est l’effondrement de tout ce qu’elle n’est pas. À l’instant, la pensée souveraine est « hors des gonds », elle excède les limites de la connaissance, elle détruit le monde qui rassure, qui est à la mesure de l’activité de l’homme.

 

Mais si la pensée souveraine s’éloigne de la morale vulgaire, ou pratique, elle n’en est pas moins l’hypertrophie de l’exigence fondamentale qui est à l’origine de la morale : « On voit, disait Nietzsche, ce qui l’emporta expressément sur le Dieu chrétien : la morale chrétienne elle-même, l’idée de sincérité envisagée de plus en plus rigoureusement, les délicatesses de confessionnal de la science chrétienne traduites et sublimées en conscience scientifique, en netteté intellectuelle à tout prix. Regarder la nature ainsi qu’une preuve de la bonté et de la protection d’un Dieu ; interpréter l’histoire à l’honneur d’une raison divine, comme le continuel témoignage d’un ordre moral du monde et d’une finalité morale ; s’expliquer sa propre vie, comme le firent si longtemps les dévots, comme une suite d’arrangements et de signes envoyés et prévus par amour en vue du salut de l’âme : c’est est désormais fini, la conscience y est opposée ; il n’est plus de conscience délicate qui n’y voit l’inconvenance, la malhonnêteté, qui n’y décèle mensonge, féminisme, faiblesse et lâcheté15. »

 

L’éclatement simultané du langage et de la morale pratique est le principe de l’opération. Ce qui est souverain n’a d’autre fin que soi-même. Or le langage (discursif et non poétique) porte en lui-même la « signification » par laquelle les mots renvoient sans cesse de l’un à l’autre : la définition est l’essence du langage, par la définition chaque mot tire son sens d’un autre mot, si bien que, pris dans l’ensemble, le langage n’est fini que par le mot Dieu – ou par des mots de sens sacré, dépourvus à la fin de sens intelligible (en conséquence de tout sens), ou par l’interdiction de leur emploi. L’opération souveraine de la pensée est donnée, dans son principe, dans l’emploi du mot Dieu, comme sens dernier de toute chose. Mais en tant qu’il est le garant de ce sens des choses (et lié par ce sens) dont il est le créateur, l’opération a deux valeurs : dans la première, les choses tiennent leur sens de ce qui est souverain, mais dans l’autre, ce qui est souverain tient son sens des choses. L’emploi du mot Dieu est donc décevant ; il aboutit à la distorsion de son objet, de l’Etre souverain, entre la souveraineté d’une fin dernière, impliquée dans le mouvement du langage, et la servitude des moyens, qui en est la base (ceci est défini comme servant à cela, et la suite…). Dieu, la fin des choses, est pris dans le jeu qui fait de chaque chose le moyen d’une autre. En d’autres termes, Dieu, nommé comme fin, devient une chose en tant qu’il est nommé, une chose et mise sur le plan de toutes les choses.

 

1Évidemment, les positions traditionnelles sont « dépassées » : ce mot est sans doute une simplification, mais la lecture de cet ouvrage a peu de sens si l’on en a pas lié l’intelligence à cette manière de voir. Ne parlons plus des positions bourgeoises. Mais, apparemment, une position hégélienne est possible, qui n’est pas forcément la communiste et qui s’accorde à l’interprétation du communisme que je donne dans la seconde partie de ce livre III. Elle consiste à dire : la coexistence des deux mondes est possible et leur différence s’atténuera, l’unité humaine existe. Mais ce n’est pas une position, cela signifie même que, désormais, toute position est superflue.

 

2André Gide, Dostoïevski (Oeuvres complètes, XI, p. 185-186).

 

3Ecce Homo, trad. Vialatte, p. 163

 

4Voir Gai Savoir, § 153

 

5Gide écrit dans une lettre à Renée Lang : « […] le Zarathoustra m’a toujours été et m’est insupportable. Le livre m’est tombé des mains chaque fois que j’ai voulu de reprendre (alors que les autres livres de Nietzsche m’émerveillent sans cesse à neuf)… «  (Renée Lang, André Gide et la pensée allemande, Luf, 1942, p. 178). De son côté, Thomas Mann (Études : Goethe, Nietzsche, joseph et ses frères, Mermod, 1949, p. 84-85) écrit : « Zarathoustra, ce mauvais génie sans visage et sans corps, ce chef de file avec, sur sa tête sans caractère, la couronne de roses du rire, avec son « Endurcissez-vous » et ses jambes de danseur, n’est pas une création, mais pure rhétorique, jeux de mots délirants, voix tourmentées et prophétie douteuse, ombre d’impuissance grandezza, souvent touchante et presque toujours pénible, fantôme vacillant au bord du ridicule. » Cependant Thomas Mann avait lui-même de la vénération pour Nietzsche. Impossible de nier que d’abord ces jugements ne semblent pas injustifiés. L’ambition de Zarathoustra n’est pas douteuse. Nietzsche a voulu faire pièce à l’Évangile, mais n’aboutit qu’à un livre manqué, même s’il a le sens le plus profond.

 

6Op. cit., p. 185

 

7Karl Jaspers, Nietzsche (Gallimard, 1950), p. 52

 

8Ibid., p. 63

 

9Ecce Home, p. 42

 

10Le Dieu de Kierkegaard est le comble du luxe.

 

11Le bouddhisme diffère profondément de cette position, il n’accepte pas le jeu, comme le christianisme, mais par un autre moyen, il est la négation de l’objet, qu’est aussi le sujet dans le jeu, il retire du jeu.

 

12C’est seulement par l’école sociologique française, qui en fit un objet, que le sacré fut de nouveau pris en considération (le sacré associé au christianisme, qui s’adressait à la subjectivité, dans les limites dont j’ai parlé, demeurait en dehors du langage sérieux). Mais, grâce à leur erreur, les sociologues français en dirent ce qui pouvait immédiatement en être dit.

 

13Volonté de puissance, éd. Wurzbach, trad. G. Bianquis, t. II, p. 115

 

14Ibid, p. 367

 

15Gai savoir, § 357

 

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