In Limine
Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
La raison : la plus vive des passions

david_napoleon-1

Fichier PDF : La raison la plus vive des passions

La raison : la plus vive des passions

Où plaçons-nous nos désirs si ce n’est dans une raison que l’on se plaît par la suite à invoquer afin de pouvoir trouver à bon compte un fondement à ces premiers ?

En ce qui concerne les affaires publiques, l’arène où se jaugent et s’affrontent toutes ces « raisons » répond au doux nom de politique, « la » politique.

Chacun y croit détenir l’élément essentiel de la nature de l’homme et y faire par conséquent correspondre un programme qui lui conviendrait au mieux. Chacun y apporte sa « raison » et ses désirs.

Et parmi les plus virulents s’élève la voix d’une raison supérieure à toute autre pour laquelle la volonté humaine est ce qui commande au reste.

La volonté, liée à une cause actuelle que l’on vit et dont on feint de découvrir les arcanes du « fonctionnement interne », devient alors toute la « raison », la seule, l’unique raison possible qui puisse préserver notre humaine condition et le progrès de l’humanité.

Il y a toujours en nous une raison que nous plaçons au pinacle de nos sentiments et qui nous enjoint de mener nos folles entreprises en son nom et celui de la vérité ou de la liberté.

Réaliserons-nous qu’elle ne repose que sur du rêve, ou plutôt une prétention à la vérité toute pure sur la nature de l’homme et ses « besoins » ?

« ILLUSION DANS LA THÉORIE DE LA RÉVOLUTION. – Il y a des rêveurs politiques et sociaux qui dépensent du feu et de l’éloquence à réclamer un bouleversement de tous les ordres, dans la croyance qu’aussitôt le plus superbe temple d’une belle humanité s’élèverait, pour ainsi dire, de lui-même. Dans ces rêves dangereux persiste un écho de la superstition de Rousseau, qui croit à une bonté de l’humaine nature merveilleuse, originelle, mais pour ainsi dire enterrée et met au compte des institutions de civilisation, dans la société, l’État, l’éducation, toute la responsabilité de cet enterrement. Malheureusement on sait par des expériences historiques que tout bouleversement de ce genre ressuscite à nouveau les énergies les plus sauvages, caractères les plus effroyables et les plus effrénés des âges reculés : que par conséquent un bouleversement peut bien être une source de force dans une humanité devenue inerte, mais jamais ordonnateur, architecte, artiste, perfecteur de la nature humaine. – Ce n’est pas la nature de Voltaire, avec sa modération, son penchant à arranger, à modifier, mais les folies et les demi-mensonges passionnés de Rousseau qui ont éveillé l’esprit optimiste de la Révolution, contre lequel je m’écrie : « Écrasez l’infâme ! » Par lui l’esprit des lumières et de l’évolution progressive a été banni pour longtemps : – voyons – chacun à part soi, – s’il est possible de la rappeler ! » Friedrich Nietzsche, Aphorisme 463, Coup d’oeil sur l’État in Humain, trop humain

Il y a quelque chose au-dessus de la raison (ou des raisons, ou dé-raison), une force qui ne se laisse point guider par la première vérité venue, une puissance qui s’inscrit dans le devenir.

De cette puissance peut émerger une paix intérieure qui élève par delà les fluctuations sans fin des ruptures inachevées.

« MESURE -. La pleine décision de la pensée et de la recherche, partant la liberté de l’esprit devenue qualité du caractère, rend mesuré dans les actions : elle affaiblit la convoitise, tire à soi beaucoup de l’énergie dont on dispose au profit de fins intellectuelles, et montre la demi-utilité ou l’inutilité et le danger de tous les changements brusques. » Friedrich Nietzsche, Aphorisme 464, Coup d’oeil sur l’État in Humain, trop humain

Mais la raison est la plus vive des passions qui nous engage à taire le reste. L’utilitarisme a fait qu’elle s’est figée au service de croyances au nom desquelles tout s’est aussi figé autour d’elle. Cette passion n’est-t-elle pas celle qui nous engage à ne plus croire en rien d’autre qu’à cette futilité qui est cette raison-même ? Une passion qui finit par dévorer la vie, surtout la diversité du et dans le devenir de la vie.

De multitudes riches et mouvantes, nous en sommes réduit à des monolithes dogmatiques et appauvris.

Nos corps en entier tremblent au vacarme de nos convictions et s’écartèlent entre le passé et l’avenir sans jamais pouvoir ressentir la douceur du présent. Nous nous agrippons à l’idéal de la rassurante « identité », de la certitude de l’être, et par là-même nous nous ôtons toute possibilité d’explorer, et d’ordonner, nos multitudes intérieures.

« DE LA CONVICTION ET DE LA JUSTICE. – Ce que l’homme dans la passion dit, promet, résout, le tenir ensuite dans le sang-froid et le calme – c’est un devoir à mettre au nombre des plus lourds fardeaux qui pèsent sur l’humanité. Etre obligé d’admettre à jamais les conséquences de la colère, de la vengeance enflammée, du dévouement enthousiaste – cela peut éveiller contre ces sentiments une amertume d’autant plus grande que c’est justement à leur égard que partout, et notamment chez les artistes, on pratique un culte idolâtre. Les artistes payent cher l’estime accordée aux passions et l’ont toujours fait ; il est vrai qu’ils exaltent aussi les satisfactions terribles des passions qu’un homme tire lui-même de ces explosions de vengeance suivies de mort, de mutilation, d’exil volontaire, et cette résignation du cœur brisé. Toujours les curieux désirs de passions se tiennent en éveil, il semblerait qu’ils disent : « Sans passions, vous n’aurez point vécu. » – Pour avoir juré fidélité (peut-être même à un être purement fictif, comme un Dieu), pour avoir dévoué son cœur à un prince, un parti, une femme, un ordre religieux, un artiste, un penseur, dans un état d’illusion aveugle, qui nous enveloppait de séduction et faisait apparaître ces êtres comme dignes de tous les respects, de tous les sacrifices, – est-on lié enfin indissolublement ? Certes, ne nous sommes-nous pas alors trompés nous-mêmes ? N’était-ce pas une promesse hypothétique, sous la condition, qui, à dire le vrai, ne s’est pas réalisés, que ces êtres à qui nous nous consacrions seraient réellement ce qu’ils paraissaient être dans notre imagination ? Sommes-nous obligés d’être fidèle à nos erreurs, même avec l’idée que par cette fidélité nous portons dommage à notre Moi supérieur ? – Non, il n’y a point de loi, point d’obligation de ce genre ; nous devons être traîtres, pratiquer l’infidélité, abandonner toujours et toujours notre idéal. Nous ne passons pas d’une période de la vie à l’autre sans causer et aussi sans ressentir par là les douleurs de la trahison. Faudrait-il, pour échapper à ces douleurs, nous mettre en garde contre les transports de notre sentiment ? Le monde alors ne deviendrait-il pas trop vide, trop spectral ? Demandons-nous plutôt si ces douleurs, lors d’un changement de conviction sont nécessaires, ou si elles ne dépendent pas d’une opinion et d’une appréciation erronées. Pourquoi admire-t-on celui qui en change ? Je crains que la réponse ne doive être : parce que chacun suppose que seuls des motifs de bas intérêt ou de crainte personnelle causent un tel changement. Autrement dit : on croit au fond que personne ne modifie ses opinions tant qu’elles lui sont avantageuses, ou du moins qu’elles ne lui font point tort. Mais s’il en est ainsi, c’est là un fâcheux témoignage sur l’importance intellectuelle de toutes les convictions. Examinons un peu comment les convictions naissent et voyons si l’on en fait pas beaucoup trop de cas : cela montrera que le changement de convictions aussi est toujours mesuré à une échelle fausse et que jusqu’ici nous avions coutume de trop souffrir de ce changement. » Friedrich Nietzsche, Aphorisme 629, L’homme avec lui-même in Humain, trop humain

Des convictions à la souffrance, des certitudes idéologiques à la lourdeur des regrets et des ressentiments…

Combien de notre vie ne passons-nous pas à nourrir une haine contre nous-même et contre ce monde qui ne se laisse point soumettre à nos préjugés ? Les regards en arrière alourdissent nos pas à mesure que notre raison se fait de plus en plus suspicieuse, jusque intolérante, envers la vie et ses méandres voluptueux. Le sérieux nous assaille en même temps que la misère de la quotidienneté. La raison nous a permis de grandir, et de vivre dans une certaine sécurité, voire insouciance, quant à notre destiné d’humain, d’étants voué au passage dans un monde peuplé d’étants partageant cette même destiné. Mais toute raison, comme toute passion sans doute qui à force de régner s’installe dans sa propre conviction, vieillit et finit par mépriser ce qui fut la raison même de sa victoire. C’est ainsi que la raison, qui est une pulsion de vie, servant la vie dans sa nécessaire quête de pérennité, de stabilité pour sa propre croissance et évolution, en vient à agir contre la vie, à liguer contre elle l’ensemble des passions qui sont liées au ressentiment, à la haine du devenir qui implique l’inexorable déclin succédant à l’apogée. De ce qui nous a fait vivre et prospérer nous en faisons la vérité sur le monde, et la raison alors sait se faire terrible ! Ceux qui s’en font une arme peuvent aussi sans doute être ceux qui auront été les plus humiliés. Il faudra bien que cette leçon nous serve.

Les convictions sur la « nature » humaines ne seraient-elles pas au fond des attitudes de méfiance envers la vie ? En somme, nous devenons atteint d’une terrible presbytie en forçant le regard sur ce qui nous incite à nous illusionner à propos d’une hypothétique suprême destinée « humanitariste ».

La vérité, et le fol désir de la posséder, voilà ce qui nous pousse à intenter à la vie un continuel procès : contre la « folie » qui la meut, contre l’imprévisibilité de son devenir. Mais en même temps, ce « fol désir » ne peut découler que d’elle-même, des passions dont ce dernier devient le dominant, le plus vil et fol dominant.

« Une conviction est la croyance d’être, sur un point quelconque de la connaissance, en possession de la vérité absolue. Cette croyance suppose donc qu’il y a des vérités absolues ; en même temps, que l’on a trouvé les méthodes parfaites pour y parvenir ; enfin que tout homme qui a des convictions applique ces méthodes parfaites. Ces trois conditions montrent tout de suite que l’homme des convictions n’est pas l’homme de la pensée scientifique ; il est devant nous à l’âge de l’innocence théorique, il est un enfant, quelle que soit sa taille. Mais des siècles entiers ont vécu dans ces idées puériles et c’est d’eux qu’ont jailli les plus puissantes sources d’énergie de l’humanité. Ces hommes innombrables qui se sacrifiaient pour leurs convictions croyaient le faire pour la vérité absolue. Tous avait tort en cela : vraisemblablement, jamais un homme ne s’est encore sacrifié pour la vérité ; du moins, l’expression dogmatique de sa croyance a dû être antiscientifique et demi-scientifique. Mais on voulait proprement avoir raison parce qu’on pensait devoir avoir raison. Se laisser arracher sa croyance, cela voulait dire mettre peut-être en question son bonheur éternel. Dans une circonstance de cette extrême importance, la « volonté » était par trop clairement le souffleur de l’intelligence. L’hypothèse préalable de tout croyant de cette tendance était de ne pouvoir être réfuté ; les raisons contraires se montraient-elles très fortes, il lui restait toujours ce recours de calomnier la raison en général et peut-être même d’arborer le « credo quia absurdum est », drapeau de l’extrême fanatisme. Ce n’est pas la lutte des opinions qui a rendu l’histoire si violente, mais bien la lutte de la foi dans les opinions, c’est-à-dire des convictions. Si pourtant tous ceux qui se faisaient de leurs convictions une idée si grande, qui lui offraient des sacrifices de toute nature et n’épargnaient à son service ni leur honneur, ni leur vie, avaient consacré seulement la moitié de leur force à rechercher de quel droit ils s’attachaient à cette conviction plutôt qu’à cette autre, par quelles voie ils y étaient arrivés : quel aspect pacifique aurait pris l’histoire de l’humanité ! Combien eût été plus grand le nombre des connaissances ! Toutes ces scènes cruelles qu’offre la persécution des héritiers en tous genres nous eussent été épargnées pour deux raisons : d’abord, parce que les inquisiteurs auraient dirigé avant tout leur inquisition sur eux-mêmes, et en auraient fini avec la prétention de défendre la vérité absolue ; ensuite, parce que les partisans eux-mêmes de principes aussi mal fondés que le sont les principes de tous les sectaires et les « croyants au droit » auraient cessé de les partager après les avoir étudiés. » Friedrich Nietzsche, Aphorisme 630, L’homme avec lui-même in Humain, trop humain

Lamentations pour Icare

 

Comments are closed.