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Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
Perspectives et interprétations II (par Monique Dixsaut)
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Perspectives et interprétations II

(Extrait de l’ouvrage de Monique Dixsault, Nietzsche Par-delà les antinomies, éditions Vrin, 2012, pp. 137-158, 2ème partie )

Comment départager les interprétations ?

Les difficultés proviennent de l’extension du paradigme (opérée dès la Deuxième Inactuelle où il était question de bien lire le texte de l’histoire), c’est-à-dire de la conversion en « texte » de tout fait ou de tout ensemble de phénomènes, naturels, historiques ou humains. Ce remarquable élargissement de la notion de texte rend beaucoup plus difficile le partage des interprétations, car ces textes sont des faits, des phénomènes qui n’ont pas de sens en eux-mêmes (sauf à présupposer qu’un auteur divin leur en a donné un). Mais cela pose surtout le problème du type d’existence à leur accorder : Nietzsche est-il un post-kantien au sens où le monde et tout ce qu’il renferme serait et ne serait que ma représentation, et n’aurait-il fait avec son perspectivisme qu’en multiplier à l’infini les représentations (baptisées interprétations) possibles ? Croit-il au contraire à l’existence d’un texte « fondamental » sur lequel viendraient se projeter les interprétations, et il faudrait alors parler de l’ontologie, peut-être même de la métaphysique de Nietzsche ? Un des textes les plus fréquemment allégués pour attribuer à Nietzsche une telle antinomie est le § 22 de Par-delà Bien et Mal.

L’ensemble du paragraphe est mis sous le signe de la philologie. Il nous présente le discours qu’un vieux philologue adresse à des physiciens dont il qualifie d’emblée la théorie d’ « interprétation ». C’est pourquoi la philologie a sur elle un droit de regard. Le but n’est donc pas de critiquer le mécanisme1, de démontrer l’erreur d’une théorie physique. Il s’agit de mettre le doigt sur l’un des aspects dont elle est le plus fière : la découverte des lois de la nature. L’affirmation de la légalité de la nature est prise comme exemple d’une mauvaise interprétation. C’est pourquoi il faut procéder d’abord en psycho-physiologue et mettre à jour les instincts et l’arrière-pensée qui se cachent derrière la notion de loi. Le psychologue montre que l’interprétation est une interprétation et la rapporte aux instincts qui en sont à l’origine ; mais c’est le philologue qui en dénonce, avec un « malin plaisir », la mauvaise philologie, puisque cette interprétation croit justement ne pas en être une et prétend se conformer au texte même de la nature. Nietzsche ne se contente cependant pas de débarrasser la texte de la nature d’une interprétation aberrante, il annonce qu’ « il pourrait bien survenir quelqu’un ». Le passage de la mauvaise interprétation à l’autre n’a rien de logique ni de nécessaire, quelqu’un pourrait survenir qui changerait radicalement de perspective et proposerait une interprétation opposée. Il découvrirait, en s’appliquant à déchiffrer la même nature et les mêmes phénomènes, une absence totale de lois. Il aboutirait néanmoins aux mêmes conclusions, à savoir que le monde est nécessaire et prévisible. Cela, pour une raison complètement différente : parce que « toute force, à chaque instant, va jusqu’au bout de ses dernières conséquences ». Interprétation contre interprétation, donc, mais la première s’affirme avec le dogmatisme propre à une science transie de morale, alors que la seconde est énoncé de bout en bout au conditionnel. L’une est évaluée négativement et l’autre positivement, pourtant, si la seconde est meilleure c’est justement parce qu’elle est hypothétique. Son expérience philologique a appris à celui qui la formule la différence entre une interprétation qui est un texte, et une interprétation qui n’est qu’une interprétation, une construction imaginaire. L’hypothèse proposée, celle d’un monde où luttent une multiplicité infinie de volonté de puissance qui s’entre-interprètent, fournit le critère permettant de les distinguer.

La mauvaise philologie des physiciens

Qu’on me pardonne, à moi, vieux philologue qui ne résiste pas au malin plaisir de mettre le doigt sur de mauvaises techniques interprétatives (InterpretationsKünste) ; mais cette « légalité de la nature » (Gesetzmässigkeit der Natur) dont, vous, physiciens, parlez avec tant d’orgueil, « « comme si » – ne repose que sur votre commentaire (Ausdeutung) et votre mauvaise « philologie », – elle n’est en rien un état de fait (Thatbestang), en rien un « texte », mais bien plutôt un réarrangement et une distorsion de sens naïvement humanitaires avec lesquels vous vous montrez largement complaisants envers les instincts démocratiques de l’âme moderne ! « Partout égalité devant la loi – en cela il n’en va ni autrement ni mieux pour la nature que pour nous » : honnête arrière-pensée, sous laquelle se déguise une fois encore l’hostilité plébéienne à l’égard de tout privilège et de toute souveraineté, ainsi qu’un second athéisme plus subtil. « Ni dieu ni maître »2 – c’est aussi ce que vous voulez : et donc « vive la loi naturelle » ! – n’est-ce-pas3 ?

L’interprétation des physiciens est une mauvaise interprétation pour deux raisons : la première est qu’ « elle n’est en rien un état de fait, en rien un texte ». Le reproche est curieux, et c’est sans doute pourquoi certains traducteurs « amendent » et traduisent « elle ne correspond à aucun contenu réel, à aucun texte », maintenant ainsi la distinction que Nietzsche abolit avec « sie ist kein… «  – bel exemple de mauvaise philologie : il n’est pas dit que l’interprétation ne correspond à aucun texte, mais qu’elle n’est pas un texte. Qui diable aurait l’idée de reprocher à une interprétation de ne pas être un texte ? Nul autre qu’un philologue. Le reproche ne semble curieux qu’à la condition de tenir pour évidente la distinction entre texte et interprétation. Mais, on l’a vu, c’est précisément cette évidence que la philologie met en question dans sa pratique même. Ce qui est reproché à l’interprétation des physiciens est qu’elle n’établit rien qui ressemble à un texte, qui puisse être tenu pour tel ; c’est une interprétation qui ne prend corps dans aucun texte, un pur « comme si » lancé en l’air qui n’a ses racines que dans les instincts des physiciens. « Je parle d’instinct lorsqu’un quelconque jugement (le goût à son premier stade) est incorporé, en sorte que désormais il se produira spontanément sans plus attendre d’être provoqué par des excitations4. »

Ces jugements incorporés et devenus instincts poussent les physiciens à fausser le sens d’une nature dont ils affirment la légalité pour assouvir leur désir d’égalité, partout, en toutes choses et en tous. Ils voient dans les lois naturelles la preuve d’une égalité que les sociétés humaines doivent selon eux instaurer pour être à la fois justes et conformes à la nature. Dans leur naïveté humanitariste, ils sont, de ce point de vue, stoïciens, car ce sont les stoïciens qui ont les premiers transporté la notion humaine de loi à la nature tout entière, ainsi que fait Cicéron dans le De republica : « Il existe une loi vraie, c’est la droite raison, conforme à la Nature, répandue dans tous les êtres, toujours en accord avec elle-même, non sujette à périr. » La soumission de la nature à des lois valables en tout temps, en tout lieux et ne souffrant aucune exception est donc une projection anthropomorphique. Les physiciens découvrent dans la nature une légalité qu’ils y ont mise et croient y trouver le fondement de toute société politique, l’égalité de tous devant le loi. Ils fabriquent une nature à leur image c’est-à-dire à l’image des instincts démocratiques modernes, et c’est pourquoi leur interprétation n’est qu’un phantasme, pas un texte.

La notion de « loi de la nature » n’est en effet pas seulement la projection dans la nature d’une notion politique, donc humaine, c’est une notion « humanitaire ». Elle procède d’une « aversion plébéienne » envers toute souveraineté, en un mot, d’un ressentiment. Nietzsche n’attaque pas ici la physique mécaniste en général, dont il dit ailleurs qu’elle est « stupide » mais en tant qu’elle simplifie, abrège, invente des cas identiques, des rapports de causalité et des régularité constantes, elle offre l’avantage de rendre le monde stable, manipulable et prévisible – vivable ; si elle n’accommodait ainsi la réalité, l’humanité ne pourrait pas survivre. Le thème du mensonge ou de la falsification utile (utile à quoi, est-il nécessaire de préciser) est constant chez Nietzsche, mais ce n’est pas sa mise en évidence qui est ici le but. La critique porte sur l’importation dans la nature de la notion humaine de loi. Car « l’univers ne cherche absolument pas à imiter l’homme ! (…) il ne connaît pas non plus de lois. Gardons-nous de dire qu’il y a des lois dans la nature. Il n’y a que des nécessités »5. Parler de lois de la nature n’est pas une falsification anthropomorphique inévitable mais l’expression d’une volonté égalitaire : avec ces lois, c’est la démocratie qui fait irruption dans la science, et toutes deux découvrent de cette façon le moyen de se cautionner mutuellement.

L’ « honnête arrière-pensée » se double d’une autre : « Ni dieu ni maître ». Blanqui avait donné ce titre à une revue fondée en 1880, c’est pourquoi Nietzsche parle dans le § 202 de Par-delà Bien et Mal d’une formule « socialiste » (Kropotkine la reprend dans Parole d’un révolté, 1885, et en fait la devise de l’anarchisme). Or le rejet de toute espèce de privilège est au fond hostilité à toute espèce de droit « car, quand tous sont égaux, on n’a plus que faire de droits » : tout droit accordé l’est à une catégorie ou à un individu, donc sanctionne une inégalité. « L’inégalité des droits est la condition nécessaire pour qu’il y ait des droits6. Il ne s’agit cependant pas pour Nietzsche de prendre parti dans la querelle opposant positivisme et naturalisme juridiques mais de montrer le cercle vicieux de la notion de loi naturelle, qui passe de l’homme à la nature pour revenir à l’homme en quelque sorte sacralisée, ou au moins absolutisée. La nature rend à l’homme ce qu’il lui a prêté, mais il ne l’a voulue soumise à des lois que pour mieux soumettre tous les hommes à sa loi, qui est la même pour tous. Bref, c’est le Rousseau du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et des Lettres écrites de la Montagne qui est l’arrière-pensée des physiciens : « l’homme n’est libre qu’à la faveur de la loi naturelle qui commande à tous. » Rousseau, à la fois idéaliste et canaille, est aux yeux de Nietzsche responsable de ce qu’il considère comme le poison le plus pernicieux : la doctrine de l’égalité7. « L’injustice n’est jamais dans l’inégalité des droits, mais dans la revendication de droits égaux8… » Etre juste, c’est avoir le pathos de la distance, et la notion de loi naturelle universelle est aux antipodes de ce juste sentiment.

La loi naturelle n’est plus pour les rousseauistes physiciens un « décret universel de Dieu », d’un Dieu identifié à la nature comme il l’est chez les stoïciens et Spinoza9 : ils ne veulent plus d’aucun maître, donc même plus de ce maître qu’est Dieu. À un premier athéisme qui nie toute causalité divine et refuse à un Dieu bon la responsabilité de la légalité, donc de l’intelligibilité de la nature, s’ajoute un second qui traduit le refus d’être commandé par quiconque, homme ou dieu. Ce n’est pas le dieu métaphysique ou moral qui est rejeté, c’est dieu en tant qu’il pourrait imposer ses volontés. Cet athéisme plus raffiné est l’expression subtile d’un ressentiment envers toute force qui pourrait être supérieure. Dans un fragment posthume, Nietzsche marque les trois étapes de la revendication des faibles contre les forts : ils commencent par revendiquer la liberté, puis la justice, c’est-à-dire selon eux l’égalité. Avec leur légalité universelle de la nature, les physiciens veulent délivrer les hommes de l’inégalité.

La théologie comme délire de l’interprétation

Telle est l’interprétation que donne Nietzsche de leur interprétation. Elle en retrace la génèse à partir d’instincts humanitaires, grégaires, chrétiens, socialistes, anarchistes, pour débiter la liste des usual suspects qui pour lui incarnent la morale des esclaves10. Tous sont en réalité des croyants ; il n’est pas nécessaire de croire en dieu pour croire, il suffit d’absolutiser une « vérité », et l’athée tient pour absolument vraie l’inexistence de dieu. Seul est vraiment un esprit libre et non pas un « libre-penseur » celui qui affirme que, même si on lui prouvait que dieu existait, il pourrait encore moins croire en lui11. Car ce n’est pas en dieu qu’il ne croit pas, c’est en la valeur de la croyance en dieu parce qu’il en a retracé la genèse et découvert les médiocres besoins qui sont à l’origine de toute croyance :

Autrefois, on cherchait à prouver qu’il n’y avait pas de dieu – aujourd’hui on montre comment la croyance en un dieu a pu naître et à quoi cette croyance doit son poids et son importance : du coup une contre-preuve de l’inexistence de dieu devient superflue12.

Si on n’est pas libre de ne pas « croire », de ne jamais croire, pourquoi prétendre qu’on est libre ? Etre libre, c’est ne pas avoir besoin de croire. La mauvaise lecture du texte de la nature par les physiciens est le symptôme d’une vie décadente, affaiblie, c’est en cela qu’elle est mauvaise. (Le montrer ne requiert pas toujours une psycho-physiologie explicite : par exemple, lorsque Nietzsche recopie un long extrait de Tertullien dans le premier Traité de la Généalogie de la morale, il met en évidence les instincts et le type de volonté de puissance propres à Tertullien du simple fait d’insérer ce texte dans son propre texte – une technique à la Borges.) L’interprétation des physiciens n’est en fait qu’une version « scientifique » de ce qui constitue selon Nietzsche la lecture malhonnête par excellence : la théologie, cet art de la dyslexie, ce « délire d’interprétation et d’interpolation »13 :

Paul veut confondre « la sagesse du monde » : – ses ennemis sont les bons philologues et médecins de l’école d’Alexandrie – c’est à eux qu’il fait la guerre. En fait, on ne saurait être philologue et médecin sans être d’emblée du même coup Antéchrist. En tant que philologue, on regarde en effet derrière les « Saintes Écritures », en tant que médecins, derrière la déchéance physiologique du chrétien type. Le médecin dit « incurable », le philologue « supercherie »14.

La « supercherie » ne consiste pas à donner une interprétation fausse, ce qui suppose l’existence d’une interprétation vraie, conforme à des faits qu’on saisirait avant de les interpréter. Elle consiste à fausser, infléchir le sens dans un but précis, à vouloir consciemment ou inconsciemment le tordre, donc mentir ou manquer de probité. La théologie lit mal parce qu’elle procède de mauvais instincts, étant entendu qu’est mauvais « tout ce qui provient de la faiblesse, de l’envie, de la vengeance »15. Lorsque Nietzsche dit qu’il « faut savoir déchiffrer les faits sans les fausser par une interprétation »16, il ne distingue pas les faits de leur interprétation, il distingue « un savoir-déchiffrer » d’une interprétation qui falsifie. Savoir déchiffrer est savoir interpréter des signes (le philologue) ou des symptômes (le médecin). Dans les deux cas, déchiffrer consiste à donner un sens, et à le donner en observant une méthode, un protocole. L’interprétation qui soumet la nature à des lois ne lui donne pas un sens, elle veut, à tout prix, le sens contre le non-sens, elle refuse a priori ce que la nature pourrait avoir d’incompréhensible, de chaotique, d’inexorablement injuste. Il faut reconnaître là une démarche analogue à celle qui voit « le doigt » et la volonté de Dieu dans toutes les misères de l’existence.

Deux interprétations d’un même texte ?

Prêter à la nature une légalité révèle ce que de la nature on est capable de supporter.

Mais, je l’ai dit, elle est interprétation, et non pas texte ; et il pourrait survenir quelqu’un qui, avec une intention et un art d’interpréter (Interpretationskunst) opposés, saurait précisément déchiffrer dans la même nature et eu égard au mêmes phénomènes le triomphe tyrannique, impitoyable et inexpiable des revendications de la puissance (Machtansprüchen) – un interprète qui vous mettrait sous les yeux l’universalité sans exception et le caractère inconditionné qui se trouvent en toute « volonté de puissance », de telle manière que presque chaque mot, jusqu’au mot « tyrannie », paraîtrait impropre ou ferait l’effet d’une métaphore débilitante et lénifiante – car trop humaine ; et pourtant, il en viendrait finalement à affirmer de ce monde ce que vous en affirmez, à savoir que son cours est « nécessaire » et « prévisible », non pas toutefois parce qu’il est soumis à des lois, mais parce que les lois en sont absolument absentes, et que toute puissance, à chaque instant, va jusqu’au bout de ses dernières conséquences. En admettant que cela aussi n’est qu’interprétation – et n’est-ce pas ce que vous vous empressez d’objecter ? – eh bien, tant mieux17. –

La théorie des physiciens est une interprétation, donc le symptôme d’un certain type de volonté de puissance. Nietzsche annonce ainsi sa propre interprétation (nul doute que ce « quelqu’un », cet « interprète », c’est lui), et c’est en philologue qu’il la présente comme une interprétation.

Interprétation, non explication. Il n’y a aucun état de fait, tout est fluctuant, insaisissable, évanescent ; ce qu’il y a de plus durable, ce sont encore nos opinions. Projeter-un-sens – dans la plupart des cas, une nouvelle interprétation superposée à une vieille interprétation devenue incompréhensible, et qui maintenant n’est plus elle-même que signe18.

En la présentant comme une nouvelle interprétation, Nietzsche fait de l’ancienne un signe à interpréter. Mais les deux interprétations sont dites interpréter la même nature et les mêmes phénomènes : on aurait donc un même texte, des mêmes faits, que l’une falsifierait et que l’autre déchiffrerait correctement. Pourtant, qu’il faille déchiffrer ce texte indique déjà que son sens n’est pas immédiatement clair et intelligible. Or quand on affirme la conformité de la nature à une loi on en affirme précisément l’intelligibilité immanente, on postule l’identité du réel et du rationnel. L’ancienne interprétation a projeté un sens qui a fait des lois de la nature des faits ; la nouvelle ne donne pas à ces mêmes faits un autre sens, elle en dénie l’existence. Comment Nietzsche peut-il dire pourtant que c’est un même texte qui est déchiffré par les deux interprétations ? Il semble en effet que de deux choses l’une : ou bien il existe un texte de la nature sur lequel a été plaquée la fausse interprétation de la physique mécaniste, et la nouvelle interprétation n’est pas une interprétation mais la connaissance vraie du texte lui-même, ou bien l’écart ne joue qu’entre deux interprétations, l’une pire et l’autre meilleure, sans qu’il y ait de texte commun.

La conclusion du § 109 du Gai Savoir pourrait sembler aller dans le premier sens :

Quand donc toutes ces ombres de Dieu cesseront-elles de nous assombrir ? Quand aurons-nous une nature entièrement dédivinisée ? Quand aurons-nous totalement dédivinisé la nature ? Quand aurons- nous le droit de commencer à naturaliser les hommes que nous sommes au moyen de cette nature purifiée, récemment découverte, récemment délivrée (erlöste) ?

Une nature délivrée de l’ombre de Dieu est une nature sans lois et sans fins, devenue étrangère aussi bien à nos catégories morales qu’à nos catégories esthétiques, délivrée – erlösen a, comme en français, une connotation religieuse « délivrez-nous du mal », « du péché ». Dépouillée des prédicats « divins » que de telles catégories projettent sur elle, elle devient pure, c’est-à-dire naturelle et seulement naturelle, elle ne le redevient pas : la pure nature a été récemment découverte. Mais si elle a été délivrée d’une mauvaise interprétation théologique, il n’en va pas encore de même de l’homme : il ne se donne pas le droit de s’affranchir de la morale chrétienne et kantienne (c’est la même chose), de se dépouiller de sa « part divine » et de son âme immortelle, il est toujours à l’ombre de Dieu :

retraduire l’homme en nature ; vaincre les nombreuses interprétations et distorsions de sens dictées par la vanité et l’exaltation (über die vielen eitlen und schwärmerischen Deutungen und Nebensinne Herr werden) que l’on a jusqu’à présent griffonnées et peintes sur cet éternel texte fondamental (Grundtext) de l’homo natura ; faire ne sorte que l’homme regarde l’homme en face comme aujourd’hui, déjà, endurci par la discipline de la science, il regarde en face l’autre nature19

L’esprit scientifique est celui d’une physique qui, « aujourd’hui », a appris à bien lire, qui a rompu avec une vieille mythologie et qui est devenue perspectiviste : Boscovich nous a enseigné à abjurer le dernier article de foi, la croyance en la matière, à l’atome20. Quand aux interprétations vaniteuses, ce sont celles qui font de l’homme une exception, reconnaissent en lui un être supra-naturel – et voilà l’ « exaltation » (Schwärmerei) retournée contre Kant21. Il faut que « l’homme reste sourd à tous les appeaux des vieux oiseleurs métaphysiques qui lui flûtent depuis trop longtemps : Tu es davantage ! Tu es plus grand ! Tu as une autre origine ! ». Le texte fondamental, l’homme naturel, n’est pas le texte originel : c’est le sol, le fondement (Grund) qui a servi de support à tous les griffonnages, mais il n’est accessible que grâce à une retraduction dont seul sera capable celui qui s’en donne le droit. Retraduire signifie qu’il faudra parler l’homme dans un autre langage, un langage naturel, physiologique et psychologique, non pas un langage moral. Or qu’est-ce qui est plus une interprétation qu’une traduction ? Néanmoins, Nietzsche ne dit-il pas que ce texte fondamentale est éternel ? Il ne l’est pas, mais il apparaît forcément tel à celui qui le regarde en face. L’éternité de ce texte de Nietzsche relève autant d’une bonne interprétation que l’éternité du texte d’Homère : ces textes sont éternels quant à leur valeur, ils ne le sont pas au sens où ils auraient toujours existé, où ils auraient existé avant qu’une interprétation ne crée leur éternité (c’est seulement une fois taillés par un joaillier que les diamants semblent éternels…).

Lorsque Nietzsche déclare aux physiciens que leur interprétation en est une et n’est pas un texte, il ne veut pas dire qu’elle n’est pas conforme au texte de la nature, texte saisissable sous des perspectives différentes mais qui resterait identique à lui-même, comme si interpréter était saisir « en perspective » à la manière dont plusieurs peintres le feraient face à une même pomme, et comme si le fait de juger « même » cette pomme n’était pas déjà l’interpréter en forme de « chose » grâce au nom et au concept qui l’identifient. Les deux interprétations de la nature exposées successivement interprètent le même texte, mais ce texte n’est le même qu’au regard de la seconde, car c’est seulement pour elle que la nature est un texte à déchiffrer, alors que la première la prend comme un objet à connaître en vue de la maîtriser. En parlant d’un même texte, la seconde ne fait pas du texte de la nature leur objet commun, car ce serait accorder à cet objet substantialité et identité à soi, ce serait être dupe de la logique22. Si la nature est un texte, elle n’est ni un objet ni un être, elle est un ensemble de signes, et l’homme également. Les signes ne font sens que dans un langage, un même mot change de sens quand il est employé dans deux langages différents, et la philologie est la science du langage.

S’il n’existe pas de texte qui ne soit interpréter, il existe en revanche des interprétations qui ne sont pas des textes mais de simples représentations arbitraires, dont le sens n’est pas le sens de ce dont elles prétendent parler mais le symptôme des instincts et arrière-pensées de l’interprète, et, dans le cas précis, de simples rêves humanitaires. Le partages entre bonnes et mauvaises interprétations se fait ainsi en fonction à la fois d’un principe d’économie : une interprétation est meilleure si elle rend compte à elle seule de tous les phénomènes, ce qui est le cas de l’hypothèse de la volonté de puissance, et si elle contribue à l’intensification et non à l’affaiblissement de la puissance. L’intensification de la puissance comprend comme un de ses aspects une intensification de la conscience, qui a pour conséquence une interprétation qui comprend que tout est interprétation et se comprend elle-même comme telle.

Celui qui survient saurait en effet déchiffrer dans la nature ‘le triomphe tyrannique, impitoyable et inexorable des revendications de la puissance ». Le texte de la nature ne prend sens que si on le parle dans le langage de la volonté de puissance, ou plutôt d’une multiplicité de volontés de puissance. En chacune il faut reconnaître un phénomène « universel et inconditionné ». Dans la nature ainsi interprétée, il n’y a qu’inégalité entre forces, mais de simples inégalités de forces ne se ressentiraient pas : il faut que la volonté de puissance soit volonté d’accroissement de puissance. Chaque force va jusqu’au bout de ce qu’elle peut. Ce faisant, elle n’obéit pas à une loi, car cela impliquerait que, si cette loi n’existait pas, elle pourrait se comporter autrement ; une force se comporte « ainsi et pas autrement » parce qu’elle est ce qu’elle est et qu’il lui est justement impossible de faire autrement23. C’est pourquoi même le terme « tyrannie » est encore trop faible et trop humain, la métaphore politique connote un pouvoir encore trop doux puisqu’il n’exclut pas par soi toute velléité de résistance. Le monde des volontés de puissance, bien qu’il rejette toute légalité naturelle, est absolument nécessaire, calculable, prévisible ; il l’est même bien davantage dans la mesure où ce ne sont pas les relations entre phénomènes qui sont régulières et constantes mais où chaque phénomène, chaque volonté de puissance n’est elle-même rien d’autre que cette implacable nécessité d’aller jusqu’au bout de sa force (la réfutation de l’illusion du libre arbitre est selon Nietzsche une des plus plaisantes qui soit). Chaque déploiement de cette force est prévisible comme l’est la relation entre différentes volontés de puissance, car il est également hautement prévisible que la plus forte l’emportera sur la plus faible. La nouvelle interprétation voit dans l’ancienne l’expression d’une volonté de puissance, et, de ce fait, la preuve de sa propre interprétation.

L’interprète qu’est l’homme

Pourquoi reviendrait-il à l’homme seul de déchiffrer ? Chaque volonté de puissance interprète et est interprétée dans la mesure où elle entre en relation avec d’autres volontés de puissance. Mais c’est seulement en l’homme qu’existe cet instinct qui s’appelle connaître : « Le surgissement des choses est bel et bien l’oeuvre d’êtres qui se représentent, pensent, veulent, inventent24. » Ces êtres ne sont pas des êtres, mais des complexes de forces qu’on ne peut distinguer ni de leur agir ni de leur pâtir, ni de ce qu’elles posent, inventent, pensent et de ce dont, sélectivement, elles pâtissent. L’ensemble des volontés de puissance est peut-être infini : « nous ne pouvons écarter la possibilité qu’il [le monde] renferme en lui des interprétations infinies25. » Seul l’interprétant qu’est l’homme peut envisager une telle possibilité. L’ensemble infini, non totalisable, est interprété par une volonté de puissance, que ce soit celle des physiciens ou celle de celui qui survient et les prend à partie. Fort ou faible, ce vouloir de puissance fait partie du texte de la nature. Une partie de texte interprète donc le texte et en le déchiffrant se déchiffre elle-même. À quoi tient ce privilège ? Ne voir aucune différence de nature entre sa nature et la nature ne signifie pas faire de l’homme un animal comme les autres : sa volonté d’accroître sa puissance est plus grande. Car il est celui en qui vit la plus grande multiplicité de volontés de puissance, celles de l’inorganique (l’eau, l’air) comme de l’organique, mais aussi celles du passé (il a une mémoire) en plus de celles du présent. Il n’y a pas en effet que l’organique, le vivant, qui interprète, mais aussi l’inorganique, et encore tout acte, toute connaissance, tout événement. Or l’interprète qu’est l’homme n’aurait pu le devenir si ce qu’il a assimilé n’était pas de même nature que la sienne ; cependant la différence n’est pas seulement quantitative. L’homme est l’animal qui a la plus grande puissance d’interprétation parce que la multiplicité des volontés de puissance est en lui à la fois plus grande et plus organisée que dans aucun autre être : l’ensemble de ces interprétations en acte que sont les volontés de puissance devient texte pour l’interprétation à laquelle s’impose cette perspective, que tout est interprétation.

(…)

1Comme l’affirme W. Müller-Lauter dans son par ailleurs très utile commentaire (Nietzsche, Physiologie de la Volonté de Puissance, textes réunis et introduits par P. Wotling, trad. De J. champeaux, Paris, Allia, 1998), p. 85 sq.

2En français dans le texte

3Par-delà Bien et Mal, I, § 22

4Fragments posthumes V, 11 [164]

5Le Gai Savoir, III, § 109

6L’Antéchrist, § 27

7Ibid, § 43

8Ibid, § 57

9Cf. Traité théologico-politique, chap. III

10Dans Ainsi parlait Zarathoustra II, ils se nomment « Les tarentules » ; sur la filiation entre christianisme et anarchisme, voir Considérations inactuelles, « Divagations d’un inactuel », § 34 et Antéchrist, § 57

11Antéchrist, § 47

12Aurore, I, § 95

13Ibid, § 84

14Antéchrist, § 47, cf. § 52

15Ibid., § 57

16Ibid., § 52

17Par-delà Bien et Mal, I, § 22

18Fragments posthumes XII, 2[82]

19Par-delà Bien et Mal, § 230

20Fragments posthumes XI, 40[39], cf. Par-delà Bien et Mal, I, § 12

21Voir D’un ton supérieur nouvellement pris en philosophie, op. Cit.

22Voir Gai Savoir, III, § 111

23Fragments posthumes XII, 2[142]

24Fragments posthumes XII, 2[152]

25Gai Savoir, V, § 374

Par delà les antinomies_Dixsaut

 

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