In Limine
Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
De la réalité à l’apparence

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De la réalité à l’apparence

« On a pris ainsi longtemps le dessin pour l’ébauche d’une oeuvre qui, une fois achevée, le renvoyait à l’oubli et au néant. On sait que c’est faux : le dessin est déjà toute l’oeuvre, il n’y en a pas d’autre. » Jean Baudrillard, Le miroir de la production, note 20 p. 143, 1973

La perspective que nous nous donnons au sein du monde moderne n’est pas tant celle d’un dire-oui au monde et ce qu’il en implique de possibilités de vivre sa vie au rythme de ce qui devient sans cesse, mais la vue que nous élaborons de façon plus ou moins inconsciente entre d’une part le monde réel, celui des phénomènes, et d’autre part une « vision » que nous en avons a-priori, selon telle ou telle forme d’idéal, les deux étant séparées mais néanmoins liées par les lignes reliant notre dégoût de la vie à l’espoir vain d’un au-delà idyllique. C’est un processus historique que l’on voit se dérouler là, des origines de la métaphysique à la tristesse systématisée sous la forme absurde de l’expression « Que du bonheur ! ».

Il faut dire que les idéaux se sont taris ; ils ont été la proie d’une déception somme toute « logique » sur les présupposées sur l’homme et la puissance de la Raison. La surface projetée à partir d’une réalité de plus en plus « terre à terre », humaine trop humaine, est devenue évanescente et ne permet plus aux rêves de s’y accrocher. Alors que nous reste-t-il ?

Ne nous reste-t-il que de tenter d’imaginer d’autres idéaux plus fous encore, ou de s’élever un cran plus haut afin de constater combien il a été vain de séparer la pensée de la vie ? L’homme moderne est fatigué de vivre, la seule preuve en est de constater à quel point il a besoin de sécurité, de prévisibilité. Le seul idéal qui perdure est celui de l’ego maladivement enfermé sur lui-même, sur sa haine de ce qui lui est différent, de ce qui est imprévisible, vivant, réactif. Il suffit pour cela d’ouvrir les yeux sur le lourd boulet de passivité qui nous force à l’immobilité alors que nous avons l’impression de « bouger » en suivant désespérément une vie qui nous paraît se mouvoir qu’à l’extérieur de nous-mêmes. Notre puissance s’est étiolée parce que notre volonté s’est fourvoyée ; elle a trop cru en ce que le monde réel, connu de nous, ne soit qu’apparence alors qu’il n’est pourtant que notre seule réalité, en la vérité d’un au-delà qui n’est pourtant que rêve et fol espoir mais surtout en la vérité de la « chose en soi » qui n’est au fond qu’interprétation. Aujourd’hui nous ne croyons plus, nous n’en sommes plus arrivés qu’à subir : subir notre isolement grégaire comme le poids d’une contrainte, d’une dette à honorer en se soumettant à des morales qui sont les expressions de la décadence et de la faiblesse (par opposition aux morales « ascendantes » libérées de tout idéal).

À moins de voir ce que sont vraiment les antinomies sur lesquelles nous concevons nos vies ; antinomie entre le monde réel et le monde apparent, antinomie entre l’être et le devenir, entre la croyance et le savoir, entre bien et mal, vrai et faux…, sur quoi elles reposent et par rapport à quoi elles se réfèrent : en faire la généalogie. Bien des chemins sont éternellement à parcourir, des chemins philosophiques en nous-mêmes afin d’y déceler le sens de nos « erreurs ».

« PHÉNOMÈNE ET CHOSE EN SOI. – Les philosophes ont coutume de se mettre devant la vie et l’expérience – devant ce qu’ils appellent le monde phénoménal – comme devant un tableau, qui a été déroulé une fois pour toutes et représente immuablement, invariablement, la même scène : cette scène, pensent-ils, il faut bien l’interpréter pour conclure sur l’être qui a produit le tableau : pour conclure de cet effet donc à la cause, partant à l’inconditionné (au monde « en soi »), qui est toujours regardé comme la raison suffisante du monde phénoménal. Par contre, en constatant (ou après que des logiciens eurent rigoureusement établi) l’identité du concept de métaphysique et de celui de l’inconditionné, conséquemment aussi de l’inconditionnant, on peut inversement mettre en question toute dépendance entre l’inconditionné (le monde métaphysique) et le monde connu de nous : au point que dans le phénomène n’apparaisse absolument pas la chose en soi, et que toute conclusion de l’une à l’autre soit à rejeter. D’un côté, on ignore (mais des deux côtés la possibilité est envisagée) le fait que ce tableau – ce qui, pour nous, hommes, s’appelle actuellement vie et expérience – est devenu peu à peu ce qu’il est, même est encore entièrement dans le devenir, et par cette raison ne saurait être considéré comme une grandeur stable, de laquelle on aurait le droit de tirer ou même seulement de rejeter une conclusion sur le créateur (la cause suffisante). C’est parce que nous avons, depuis des milliers d’années, regardé le monde avec des prétentions morales, esthétiques, religieuses, avec une aveugle inclination, passion ou crainte, et pris tout notre saoul des impertinences de la pensée illogique, que ce monde est devenu peu à peu si merveilleusement bariolé, terrible, profond de sens, plein d’âme ; il a reçu des couleurs – mais c’est nous qui avons été les coloristes. L’intellect humain, à cause des appétits humains, des affections humaines, a fait apparaître ce « phénomène » et transporté dans les choses ses conceptions fondamentales erronées. Tard, très tard, il se prend à réfléchir : et alors le monde de l’expérience et la chose en soi lui paraissent si extraordinairement diverses et séparés qu’il repousse la conclusion de celui-là à celle-ci – ou réclame, d’une manière mystérieuse à faire frémir, l’abdication de notre intellect, de notre volonté personnelle : pour arriver à l’essence par cette voie, que l’on devienne essentiel. D’un autre côté, d’autres ont recueilli tous les traits caractéristiques de notre monde phénoménal – c’est-à-dire de notre représentation du monde, sortie d’erreurs intellectuelles et héréditairement transmises – et, au lieu d’accuser l’intellect comme coupable, ont incriminé l’essence des choses à titre de cause de ce caractère réel très inquiétant du monde, et prêché l’affranchissement à l’égard de l’Être. – Quant à ces conceptions, la marche constante et pénible de la science en viendra définitivement à bout quand elle célébrera son plus haut triomphe dans une histoire de la genèse de la pensée, ce dont le résultat pourrait peut-être aboutir à cette proposition ; ce que nous nommons actuellement le monde est le résultat d’une foule d’erreurs et de fantaisies, qui sont nées peu à peu dans l’évolution d’ensemble des êtres organisés, se sont entrelacées dans leur croissance, et nous arrivent maintenant par héritage comme un trésor accumulé de tout le passé, – un trésor : car la valeur de notre humanité repose là-dessus. De ce monde de la représentation, la science rigoureuse ne peut effectivement nous délivrer que dans une mesure minime – quoique cela ne soit pas d’ailleurs à souhaiter, – pour autant qu’elle n’est pas capable de rompre radicalement la force des habitudes archaïques de sentiment : mais elle peut éclairer très progressivement et pas à pas l’histoire de la genèse de ce monde comme représentation – et nous élever, au moins pour quelques instants, au-dessus de tout ce processus. Peut-être reconnaîtrons-nous alors que la chose en soi est digne d’un rire homérique : qu’elle paraissait être tant, même tout, et qu’elle est proprement vide, notamment vide de sens. » F. Nietzsche, Humain, trop humain, Des choses premières et dernières, Aphorisme 16

 

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