In Limine
Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
La philosophie est un art rythmé

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La philosophie est un art rythmé

La philosophie est auto-éducation avant de pouvoir prétendre à l’éducation, une auto-transformation et une élévation. Elle doit engendrer dans l’esprit du penseur le sens croissant du rythme, celui qu’il devient possible de percevoir d’une réalité attachée à la conscience de l’apparence en toute chose. La conscience de la réalité-apparence, du maître jeu de l’interprétation et des passions qui en modifient incessamment le cours : un sentiment d’ordre supérieur. Il n’est que l’expérience fondée sur la vie qui puisse faire naître un tel sentiment. La pratique de l’expérience et de l’interprétation rythmique, qui se détache peu à peu de la première en prenant ses aises et sa liberté, demeurent un exercice périlleux tant il est vrai qu’ils peuvent être à même de réintroduire le philosophe-médecin de lui-même dans la certitude d’être le porte-parole d’une vérité toujours placée plus haut, plus loin.

« L’expérience ne se trompe jamais ; ce sont vos jugements qui se trompent en se promettant des effets qui ne sont pas causés par vos expérimentations » Léonard de Vinci

La philosophie doit donc se laisser imprégner par une légèreté rythmée, devenir ailée, aérienne sans toutefois déroger à la nécessité de prendre goût à la liberté rigoureuse qui se saurait être sans une discipline intérieure – l’établissement en soi d’une hiérarchie des passions – visant à surmonter l’enthousiasme ressenti lorsque l’on se sent empreint de la possibilité de briser les vieilles croyances du monde. Car il est vrai qu’une telle disposition un peu hâtive et par trop incomprise dans son insuffisance même, peut conduire soit à des formes d’idéalisme auxquelles on croyait échapper et à des attitudes de fanatisme en certains cas, soit à une dégénérescence de la philosophie qui rechercherait alors de nouveau à prendre pied sur une nouvelle vérité autrement plus efficacement enfouie sous les ruines des temples du monde moderne, sans y parvenir, et qui ainsi renforcerait l’esprit nihiliste de celui-ci.

La philosophie est savoir écouter, voir, construire une pensée sur l’expérience, sur les effets que procurent celle-ci sur celui qui sait donner aux sens la place qu’il leur revient en toute justice. Cette disposition mentale conduit à reconnaître l’apparence dans la réalité, et la réalité dans l’apparence. Elle reconnaît à l’Art ce rôle qui lui est dévolu en tout premier lieu chez les poètes « amoureux de la réalité » – et qui se posent en un certain conflit avec elle donc – capables de surmonter l’absurde, et de maîtriser le cours impétueux des affects. C’est seulement là le signe d’une « Grande santé ».

« MANQUE DE CONSCIENCE ESTHÉTIQUE. – Dans une école d’art, les véritables fanatiques sont ces natures complètement inartistiques qui n’ont pas même pénétré les éléments de la théorie esthétique et du savoir-faire, mais qui sont empoignées violemment par les effets élémentaires d’un art. Pour elles il n’y a point de conscience esthétique – et, par conséquent, rien qui puisse les détourner du fanatisme. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 133, Opinions et Sentences mêlées, Humain trop humain

COMMENT L’ÂME DOIT SE MOUVOIR D’APRÈS LA NOUVELLE MUSIQUE. – L’intention artistique que poursuit la nouvelle musique dans ce qu’on désigne aujourd’hui d’un terme fort, mais sans précision, par « mélodie infinie » peut être comprise clairement, si l’on entre dans la mer en perdant progressivement l’assurance de la marche sur fond incliné, pour s’abandonner enfin à la merci de l’élément agité : on est forcé de nager. La musique ancienne, celle qu’on faisait jusqu’à présent, dans un va-et-vient, tantôt maniéré, tantôt solennel, tantôt fougueux, allant soit plus vite soit plus lentement, vous forçait à danser : tandis que la mesure nécessaire, l’observation de certains degrés équivalents de temps et de force, exigeaient, dans l’âme de l’auditeur, une continuelle concentration : le charme de cette musique reposait sur le jeu réciproque de ce courant froid que produisait la concentration avec l’haleine chaude de l’enthousiasme musicale. – Richard Wagner voulut une autre sorte de mouvement de l’âme, qui fût voisine de la nage et du balancement dans les airs. Peut-être est-ce là l’essentiel de toute son innovation. Son fameux procédé d’art, né de cette volonté et adapté à elle, – la « mélodie infinie » – s’applique à briser toute proportion mathématique de temps ou de forces, parfois jusqu’à les narguer, et il est fécond dans l’invention d’effets qui sonnent à l’oreille d’autrefois comme des paradoxes rythmiques et des propos calomnieux. Il craint la pétrification, la cristallisation de la musique, son passage dans des formes architecturales, – et c’est pourquoi il oppose au rythme à deux temps un rythme à trois temps, et il n’est pas rare qu’il introduise la mesure à cinq et à sept temps, qu’il répète immédiatement la même phrase, mais avec un allongement pour qu’elle atteigne à une durée double et triple. D’une imitation facile de pareils artifices il peut naître un grand danger pour la musique : à côté d’un excès de maturité du sentiment rythmique guettait toujours, à la dérobée, la décomposition, la dégénérescence du rythme. Ce danger devient surtout très grand lorsqu’une pareil musique s’appuie toujours plus étroitement sur un art théâtral et un langage des gestes tout naturaliste, que nulle plastique supérieure ne guide et ne domine, un art et un langage qui, par eux-mêmes, ne possèdent aucune mesure et, par conséquent, qui ne peuvent nullement communiquer la mesure à l’élément qui s’adapte à eux, à l’essence trop féminine de la musique. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 134, Opinions et Sentences mêlées, Humain trop humain

Perdre pied avec la réalité, c’est se laisser trop souvent guider par les éléments, par ses propres passions, de telle sorte que l’on en vienne à ne plus apercevoir laquelle en secret nous aide à « nager », par laquelle on se laisse mener tout en semblant être bercé par l’esprit de la liberté. Par cette erreur peut poindre aisément toute forme de fanatisme ; en jouant avec la tradition a contrario, il demeure toujours possible de s’élever au-dessus de la « vérité » et de danser, sinon avec les loups, du moins par une conscience « supérieure » de la réalité.

« POÈTE ET VÉRITÉ. – La muse du poète qui n’est pas amoureux de la réalité ne sera pas précisément la réalité et lui mettra au monde des enfants aux yeux cernés, aux membres trop délicats. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 135, Opinions et Sentences mêlées, Humain trop humain

Pensant s’élever vers les hauteurs parce qu’on se croit allégé par l’idéal, on se coupe tout au contraire de ce qui peut nous engendrer force et respect, bonne vue et gestes gracieux.

« MOYENS ET BUTS. – En art le but ne sanctifie pas les moyens ! Mais les moyens sacrés peuvent sanctifier le but. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 136, Opinions et Sentences mêlées, Humain trop humain

« LES PLUS MAUVAIS LECTEURS. – Les plus mauvais lecteurs sont ceux qui procèdent comme les soldats pillards : ils s’emparent çà et là de ce qu’ils peuvent utiliser, souillent et confondent le reste et couvrent le tout de leurs outrages. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 137, Opinions et Sentences mêlées, Humain trop humain

La réalité n’est pas comme une pièce de viande : il ne s’agit pas d’en prendre la meilleure part et de se délecter en se disant qu’il en est ainsi de toute la bête ! Piètre opinion qui s’apparente plutôt à une idée que l’on s’en fait. Mais c’est pourtant ainsi que nous sommes habitués à goûter.

« CARACTÈRE DES BONS ÉCRIVAINS. – Les bons écrivains ont deux choses en commun : ils préfèrent être compris que regardés avec étonnement ; et ils n’écrivent pas pour les lecteurs aigres et trop subtils. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 138, Opinions et Sentences mêlées, Humain trop humain

« LES GENRES MÊLÉS. – Dans les arts, les genres mêlés témoignent de la méfiance que leurs auteurs ont eue à l’égard de leur propre force : ils ont recherché des puissances alliées, des intercesseurs, des ouvertures, – tel le poète qui appelle à son aide la philosophie, le musicien qui a recours au drame et le penseur qui s’allie à la rhétorique. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 139, Opinions et Sentences mêlées, Humain trop humain

Lorsque l’on navigue à vue, mais dans la brume matinale d’une conscience qui s’éveille, on cherche désespérément un phare à l’horizon qui pourrait nous prêter secours, nous guider sur le chemin du nouveau. Trop souvent alors on s’appuie sur les vérités connues qui soutiennent nos jambes manquant de force. C’est que nous ne savons pas encore chanter avec allégresse.

« SE TAIRE. – L’auteur doit se taire lorsque son œuvre se met à parler. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 140, Opinions et Sentences mêlées, Humain trop humain

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