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Faut-il « tirer sur la morale » ? (par Éric Blondel)
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Faut-il « tirer sur la morale » ?

Par Eric Blondel (texte tiré de l’ouvrage collectif Nietzsche penseur du chaos moderne, éd. Scali, 2007, pp. 99-109)

L’affaire peut paraître entendue : Nietzsche, immoraliste déclaré, aurait définitivement réglé son compte à la morale. Fait avéré et difficilement contestable : tout au long de ses quinze ans d’activité philosophique, il n’a cessé de lui livrer une « guerre à mort », avec un acharnement qui frise l’obsession. Au demeurant, étrange paradoxe, s’il ne fallait citer qu’un thème pour caractériser les idées maîtresses et le domaine de prédilection de sa philosophie, ce serait celui de la morale, et non pas, comme on l’a souvent entendu répéter, la question de la métaphysique, le surhumain ou le retour éternel de l’identique. L’étonnant, c’est que Nietzsche, loin de parvenir à « en avoir fini » avec la morale, semble fasciné par elle, ressasse sempiternellement ses attaques et semble en faire l’unique objet de son ressentiment – « Il faut tirer sur la morale » (Crépuscule des idoles). Voilà qui ne laisse pas de surprendre chez un penseur qui pourchasse précisément le ressentiment – typique de la morale -, qui met son point d’honneur intellectuel à affirmer plutôt qu’à nier ou attaquer.

À la fin d’Ecce homo, Nietzsche reprend en français l’imprécation de Voltaire contre l’obscurantisme moral chrétien : « Écrasez l’infâme ! ». Une telle malédiction tranche sur l’éloge de la « belle humeur » et de la bénédiction que Nietzsche veut, surtout à la fin, proposer comme maîtres mots de sa pensée dionysiaque.

C’est avec la définition de la morale chez Nietzsche que les grosses difficultés commencent, encore et peut-être surtout aujourd’hui. Qu’est-ce qu’il appelle « morale » et que lui reproche-t-il ? Au lieu de s’engouffrer dans le concert des critiques contre la morale traditionnelle, bourgeoise, intégriste, dominante, chrétienne – ce qui revient à enfoncer des portes ouvertes et n’est nullement l’affaire de Nietzsche -, il faut commencer par s’étonner que Nietzsche parle toujours au singulier et avec l’article défini de « la morale ». En bref, il s’agit moins d’un ensemble de préceptes, de prescriptions et d’interdits que d’un certain type de civilisation. Quelle civilisation ? La nôtre, qui va, selon Nietzsche, de Socrate à Schopenhauer, celle qu’il appelle, par un étrange amalgame, le platono-christianisme, ou encore « les idées modernes – donc fausses » (sic).

Or, aujourd’hui, elle a moins à voir avec les diverses intégrismes et fondamentalismes qu’avec les idéaux partagés par toutes les sociétés occidentales démocratiques développées. Quelques échantillons : les idéaux politiques et l’ordre moral ou idéologique – qu’il soit libertaire ou autoritaire – ont pour nom nietzschéen « l’idéal ascétique » ; la société de consommation et de médias s’appelle « la mentalité de troupeau » ; les droits de l’homme et les idéaux démocratiques ou républicains ont pour équivalent « les tarentules de l’égalitarisme ».

La manipulation morale

De quel droit, ou plutôt sous quelle perspective, Nietzsche les attaque-t-il, avec l’agressivité sans ménagement qui a fait sa réputation ? Depuis Socrate et Platon, relayé par le judéo-christianisme, une morale est d’abord un système de distinctions plus ou moins fines entre bien et mal, voire entre le Bien et la Mal.

C’est ensuite, par corollaire, l’ensemble ds préceptes, impératifs et commandements, positifs et négatifs, de lois et d’interdits qui non seulement dictent à l’individu ou au groupe ce qu’il faut faire et ne pas faire, mais, plus subtilement, désignent à la vindicte ce qui va mal et définissent ce que devrait être la réalité, donc quels sont les idéaux à poursuivre et à réaliser – qu’ils proviennent des représentations collectives, à savoir les normes sociales, ou de la voix de la conscience individuelle, voire des systèmes religieux et philosophiques.

La morale définit ce que devrait être le vrai monde, le monde du bien. Or ces deux principes de la morale ont en commun, d’un côté, la toute-puissance du désir (de la volonté) et, de l’autre, un escamotage de la réalité, la « négation de la vie » au profit d’un monde idéal, un monde du bien, où rien ne se trouve qui puisse être accusé de faire la malheur des hommes, de les faire souffrir. Le principe de la morale est le ressentiment des faibles : faible est ce qui ne supporte pas la réalité telle qu’elle est, c’est-à-dire tragique, conflictuelle, un champs clos de passions, de pulsions inconciliables et perpétuellement en conflit, et qui donc accuse la réalité – notamment celle du sensible, du corps, des sentiments et des passions – de faire souffrir les hommes.

C’est à cause de la société que je souffre – c’est ce que Nietzsche appelle le « socialisme » ou l’ « anarchisme », son vocabulaire n’est pas très sûr -, ou bien c’est à cause des passions, de mes passions, de mon corps que je souffre – c’est le schéma chrétien du péché. Le faible préfère ressasser ses rancunes, ses accusations, y compris contre lui-même et ses passions, plutôt que d’affronter la réalité – psychique et objective. La seule solution est alors pour lui de « faire la guerre aux passions » – en termes contemporains, refouler ou réprimer ce qui gêne dans la réalité : anéantir les passions, nier la réalité. Ou encore, ignorer que la plupart du temps le bien et le mal sont toujours enchevêtrés dans l’action, même la meilleure. Et tenter d’extirper le mal – la lutte contre « l’empire du Mal », de Reagan à Bush, sans oublier les purges staliniennes ! – c’est le propre du faible, de cette caricature du bien qu’est l’homme bon, un « hémiplégique de la vertu ».

De ce point de vue, il faut relever la redoutable insistance caractéristique de la morale sur l’idéal de pureté – race pure, société propre, vrais militants, pureté des doctrines, c’est-à-dire intégrisme au sens fort et étymologique du mot. La morale est la supercherie par laquelle cet « avorton de cagot et de menteur » qu’est l’idéaliste tente de substituer son idéal du « vrai monde » – monde épuré du sensible et des passions – à la réalité « énigmatique et effroyable » qu’il ne parvient pas à assumer, à affronter, à affirmer. Plus grave encore : la morale est l’arme absolue au moyen de laquelle le prêtre ascétique – entendons pas là toute autorité de type morale qui juge en bien et en mal – prend le pouvoir sur le troupeau. Le moyen le plus sûr d’avoir le pouvoir absolu est d’exploiter la culpabilité – depuis la manipulation théologique du péché par le christianisme jusqu’à Sharon, en passant par Franco et le stalinisme prétendu révolutionnaire.

Cela peut se faire selon deux modes. Premier type d’opération morale : on l’inculque, on l’inocule, on oblige l’individu à retourner contre lui-même l’agressivité que la société l’oblige à réprimer.

C’est ce que l’on nomme « mauvaise conscience ». Par des moyens répressifs, oppressifs, pour ainsi dire pénitentiaires, tels que les représailles et le châtiment, terribles aide-mémoire qui marquent au fer rouge l’humain, animal naturellement oublieux, il s’agit d’obtenir que l’individu se dise : si je souffre, c’est ma faute, car je suis pécheur. Nietzsche joue sur le double sens du mot allemand Schuld (faute, dette) : contraint par la société, l’individu doit de sentir coupable, responsable du mal, et donc redevable (schuldig) d’une expiation.

L’autre option de la manipulation morale consiste à changer la direction du ressentiment en déplaçant la rancune du faible envers ce qui lui paraît cause de ses souffrances, vers telle ou telle instance – telle passion, tel individu, tel groupe, l’État, la société.

Un des paradigmes de cette stratégie du ressentiment est l’antisémitisme, dont Nietzsche a parfaitement décrit les ressorts. Saisissons cette occasion de démolir un lieu commun encore tenace sur le prétendu antisémitisme de Nietzsche ou de sa doctrine.

Les antisémites, tout comme les faibles menés et dominés par la morale, « ne savent pas donner de but à leur vie et finalement sont la proie d’un parti dont le but est manifeste jusqu’à l’impudence : l’argent juif. Définition de l’antisémite : envie, ressentiment, fureur impuissante comme leitmotiv de l’instinct ». L’homme moral, antisémite ou non, est un faible, le décadent par excellence. Pour mieux comprendre l’actualité du propos anti-moral de Nietzsche, il suffit de remplacer le mot « juif » par « immigré », « étranger », « jeune de banlieue », « voyou », etc., ou encore « allemand », et « antisémite » par « français d’abord », « préférence nationale », « ordre républicain », et la leçon devient limpide.

En un mot, la morale se définit par le ressentiment de l’idéaliste, et l’idéalisme désigne ce que nous appellerions aujourd’hui nos valeurs – nationales, occidentales, de droite, de gauche – ou le service militant d’une cause, quelle qu’elle soit, ce qui oblige toujours à mentir à autrui et, plus souvent encore, à soi-même.

C’est pourquoi Nietzsche, contre toutes les impostures – et postures nobles ou propres – de l’idéalisme moral, peut dire que « le service de la vérité est le plus rude des services », par quoi il faut entendre la reconnaissance de la réalité telle qu’elle est.

Cette vérité de la réalité que nous voulons méconnaître, c’est ce que Nietzsche désigne sous les termes de tragique, d’énigme, d’abîme effrayant et équivoque de l’affrontement sans fin, sans aucune solution, des forces en présence en nous et hors de nous : « La vie même est essentiellement appropriation, atteinte, conquête de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de ses formes propres, incorporation et, à tout le moins, dans les cas les plus tempérés, exploitation » (Par-delà bien et mal).

Lire le monde comme un texte

Mais Nietzsche se contente-il de critiquer, d’attaquer, de nier ? N’est-il pas lui-même guetté par le ressentiment ? Ses imprécations contre la morale platonico-chrétienne sont-elles sont dernier mot ? Pour poser une question gênante – pour les inconditionnels et les cagots du nietzschéisme : y a-t-il une morale de Nietzsche ? Quel est le contenu affirmatif de sa pensée ?

La réponse est à la fois simple et complexe. Nietzsche appelle « morale » un ensemble de prescriptions et d’impératifs de nature principalement négative qui sont destinés à éluder la réalité inéluctable et tragique des choses en faisant appel à un désir tout-puissant. Celui-ci s’évertue à condamner la réalité telle qu’elle est essentiellement et s’efforce par tous les moyens, incantatoires et idéologiques, de faire croire à la possibilité de changer la nature des choses en recourant à la raison, à la logique, à la distinction du vrai et du faux, du bien et du mal, stratagèmes métaphysiques de la faiblesse négatrice de la réalité. Si c’est cela qu’on entend par morale, alors Nietzsche ne propose aucune morale.

Nietzsche dénonce la morale comme invention d’idoles et gonflement du néant : « Il y a plus d’idoles que de réalités dans le monde » (Crépuscule des idoles). Et cependant, il se pose en affirmateur, en créateur de valeurs, sous le terme symbolique de « dionysiaque ».

Ce qu’il propose positivement revêt d’emblée une valeur critique, mais se révèle à la fois et inextricablement négatif et positif. C’est l’analyse généalogique.

Celle-ci consiste, d’une part, à lire le monde comme un texte, à étudier le texte de la civilisation – les idéaux, les grands principes, la morale, les valeurs, les objectifs, les appréciations – comme un philologue, un littéraire, un lecteur professionnel interprète un texte, avec patience, circonspection, subtilité.

D’autre part, le généalogiste procède comme un médecin qui déchiffre les symptômes, les signes cliniques que le corps malade, décadent, faible, moral, névrosé lui présente, avec des méthodes qui sont symbolisées par l’auscultation (la « troisième oreille »), la percussion, la palpation.

Cette entreprise est destinée à remonter des signes vers leur origine corporelle, des symptômes du corps, du manifeste au latent. En ce sens, elle est négative et critique, puisque cela revient à démonter, dénoncer les apparences, à enlever les travestissements et les déguisements mensongers de la maladie morale. Mais, d’un autre côté, il s’agit aussi, positivement, de manifester, de faire apparaître le corps et la vie, et c’est pourquoi, au-delà de leur contenu conceptuel et discursif, les écrits de Nietzsche se présentent comme des manifestations, positives donc cette fois, de l’affleurement de la vie, du corps, de l’humeur, du tempérament, de la personnalité.

Prenons garde à la rhétorique très particulière de Nietzsche. Elle signifie qu’il ne tient pas seulement un discours philosophique, mais écrit le texte de la vie, avec ses emportements, ses silences, ses ruptures, ses colères, ses désirs, ses violences, ses cruautés. C’est le biais qu’il prend pour tenter d’échapper au destin moral de la raison discursive, car le langage de la raison est essentiellement métaphysique, c’est-à-dire qu’il tend à nier la vie, à chercher à résoudre les problèmes en les escamotant. Pour Nietzsche, la raison philosophique est le moyen par excellence que l’Occident a inventé pour refouler, nier, les affects, les sens, la vie, le corps, et c’est pourquoi notre civilisation est d’emblée faible et décadente, dès Socrate.

L’amour du destin

Le dessein de Nietzsche, en particulier dans Ecce homo, est de faire pièce au ressentiment par cette « vertu sans moraline » qu’est la « belle humeur » ou « gaieté d’esprit » (Heiterkeit).

Autrement dit, il s’agit de montrer comment on peut être content de soi, affirmer la vie, l’approuver sans la nier, sans en exclure les aspects tragiques et redoutables, sans en condamner les malheurs ni calomnier les sens, les passions, les échecs et les conflits. Parodiant l’Évangile, Nietzsche écrit dans le Gai Savoir : « Car une chose est nécessaire : que l’homme parvienne à être content de lui-même – fût-ce au moyen de telle ou telle poétisation ou de tel ou tel art. Celui qui est mécontent de lui-même est toujours prêt à s’en venger. » Cette belle humeur est à la fois une approbation et un amour, l’amor fati (amour du destin), une acceptation joyeuse, un gai savoir de l’inéluctable, du tragique, de l’horreur abyssale et énigmatique des choses. Le recours n’est pas dans la raison philosophique, mais dans la jubilation, la jouissance artistique, l’art consistant à faire jouer pleinement ses passions – « Dans la musique, les passions jouissent d’elles-mêmes ».

En second lieu, si Ecce homo est un traité de savoir-vivre, ce n’est pas un traité de morale ; Nietzsche y parle des « petites choses de la vie », celles qui ont toujours été négligées par les philosophes, acharnés selon lui à nier le vouloir-vivre plutôt qu’à expliquer comment on peut devenir ce que l’on est, c’est-à-dire se surmonter soi-même : le climat, l’alimentation, la digestion, les fréquentations, les lectures, l’écriture et le style, la façon de régler son agressivité, sa mémoire ou ses échecs – car, dans le ressentiment, « le souvenir est une plaie qui suppure ».

La belle humeur consiste à évacuer, à digérer la culpabilité et la rancune : « Ceux qui gardent les choses pour eux sont des dyspeptiques. » D’une façon provocatrice et symbolique, la philosophie et la morale sont remplacées par la diététique, la raison par le vécu, les passions tristes et les impératifs par la gaieté et le dire-oui à la fécondité de la vie. On se tromperait cependant si l’on croyait qu’il ne s’agit que de libérer le désir de ses entraves morales : comme le désir va plutôt dans le sens moral de la négation de la réalité, il s’agit plutôt d’accroître sa puissance, d’aller vers plus de puissance, y compris en suscitant au désir des obstacles : « Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort. »

(Éric blondel est professeur de philosophie morale à l’Université Paris I – Panthéon’Sorbonne.)

 

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