In Limine
Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
Voyage en notre histoire

Joaquim Patinir_traversée du monde souterrain

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Voyage en notre histoire

« OÙ IL FAUT ALLER EN VOYAGE. – L’observation directe de soi est loin de suffire pour apprendre à se connaître : nous avons besoin de l’histoire, car le passé répand en nous ses mille vagues ; nous-mêmes nous ne sommes pas autre chose que ce que nous ressentons à chaque moment de cette continuité. Là aussi, lorsque nous voulons descendre dans le fleuve de ce que notre nature possède en apparence de plus original et de plus personnel, il faut nous rappeler l’axiome d’Héraclite : on ne descend pas deux fois dans le même fleuve. C’est une vérité qui, quoique relâchée, est demeurée aussi vivante et féconde que jadis, de même que cette autre vérité que, pour comprendre l’histoire, il faut rechercher les vestiges vivants d’époques historiques – c’est-à-dire qu’il faut voyager, comme voyageait le vieil Hérodote, et s’en aller chez les nations – car celles-ci ne sont que des couches fixes de civilisations anciennes sur lesquelles on peut se poser ; – il faut se rendre surtout chez les populations dites sauvages et demi-sauvages, où l’homme a enlevé l’habit européen ou ne l’a pas encore endossé. Mais il y a un art de voyager plus subtil encore, qui n’exige pas toujours que l’on erre de lieu en lieu et que l’on parcoure des milliers de kilomètres. Il est très probable que nous pouvons trouver encore, dans notre voisinage, les trois derniers siècles de la civilisation avec toutes leurs nuances et toutes leurs facettes : il s’agit seulement de les découvrir. Dans certaines familles et même dans certains individus les couches se superposent exactement : ailleurs, il y a dans les roches des fractures et des failles. Dans les contrées reculées, les vallées peu accessibles des contrées montagneuses, au milieu de communes encaissées, des exemples vénérables de sentiments très anciens ont certainement pu se conserver ; il s’agit de retrouver leurs traces. Par contre, il est peu probable qu’à Berlin par exemple, où l’homme arrive au monde exsudé et lessivé de tout sentiment, on puisse faire de pareils découvertes. Celui qui, après un long apprentissage dans cet art de voyager, a fini par devenir un Argus aux cents yeux, finira par pouvoir accompagner partout son Io – je veux dire son ego – et trouver en Égypte et en Grèce, à Byzance et à Rome, en France et en Allemagne, à l’époque des peuples nomades et des peuples sédentaires, durant le Renaissance ou la Réforme, dans sa patrie et à l’étranger, et même au fond de la mer, dans la forêt, les plantes et les montagnes, les aventures de cet ego qui naît, évolue et se transforme. C’est ainsi que la connaissance de soi devient connaissance universelle par rapport à tout ce qui est du passé : de même que, selon un enchaînement d’idées que je ne puis qu’indiquer ici, la détermination et l’éducation de soi, telles qu’elles existent dans les esprits les plus libres, au regard le plus vaste, pourraient devenir un jour détermination universelle par rapport à toute l’humanité future. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 223, Opinions et Sentences mêlées, Humain trop humain

Nous ne pouvons nous concevoir que d’après les outils qui sont ceux de notre époque et du moment, de l’instant, où l’on pose un regard curieux sur nous-même, en nous-même, avec les sentiments, les affects par lesquels l’on « voit » la réalité de nos corps ; elle ne peut donc être toujours la même. Ici joue aussi le jeu des interprétations et il s’avère alors nécessaire de pouvoir établir une généalogie de ce par rapport à quoi celles-ci agissent l’une après l’autre : une généalogie des strates historiques successives qui nous composent et qui se sont constituées petit à petit lors de la « formation » et des pérégrinations de notre ego.

Le voyage se déroule alors entre l’humain et l’inhumain, ou au moins se doit de parcourir le chemin bordé des représentations que l’on imagine simples de l’homme – accompli – et de celles que l’on imagine tout aussi simple des passions – primitives. Mais les unes comme les autres ne sont pas aussi simples que l’on se les imagine, car toutes en réalité des passions, et il faut se garder de s’arrêter en chemin afin de porter sur elles les vénérations que l’on pense leur devoir – adorer alors la Nature ou l’Humanité. Les causes primitives et les finalités accomplies, les valeurs des civilisations, ne traduisent pas forcément des réalités sur lesquelles la recherche pourrait se poser comme sur des certitudes rassurantes : les « fondements célestes » de la raison ; elles sont tout au contraire des symptômes qu’il sera nécessaire de décrypter afin de ne point en être dupe, et de les voir ainsi comme autant de croyances accumulées sur les différentes strates de notre « histoire » à mesure que nous ne cessons de réinventer notre humanité et notre personnalité.

Le long du sentier qui serpente sur le flanc de la montagne, descendant vers la vallée profonde où coule le fleuve sacré, l’on y trouve de multiples essences d’arbres, certains semblant y avoir poussés naturellement, par eux-mêmes, les autres dûment plantés par les hommes et la civilisation. De leur bois se mesure leur valeur : tendre, souple, mais qui ne rompt point à la moindre tempête, ou bien rude et dur et qui se fêle ou se casse au moindre doute. Mais quelles sont « en réalité » la valeur de chacun d’eux ? De quelle façon ont-ils contribué chacun à sa manière à ces ombres qui apportent au chemin ses aspects terrifiants ou rassurants ? Le bois le plus dur doit-il être forcément celui dont on fait les meilleurs hommes et les dieux ? Valeur des valeurs pour la vie !

Une chose aussi se doit d’exister en silence pour le voyageur qui désire se souvenir : la conscience de devoir parcourir le sentier ombragé en son milieu, là où il est le plus éclairé.

« MESURE ET MILIEU. – Il vaut mieux ne jamais parler de deux choses tout à fait supérieures : la mesure et le milieu. Un petit nombre seulement en connaît les forces et les indices sur les sentes mystérieuses des événements et des évolutions intérieures : il vénèrent en elles quelque chose de divin et craint de parler trop haut. Les autres écoutent à peine lorsqu’on y fait allusion, et se figurent qu’il s’agit d’ennui et de médiocrité : on exceptera peut-être encore ceux qui ont perçu un murmure avertisseur venant de ce royaume, mais qui se sont bouché les oreilles pour ne pas l’entendre. Ce souvenir les fâche et les irrite. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 230, Opinions et Sentences mêlées, Humain trop humain

Ce n’est qu’arrivé tout en-bas de la vallée, où s’écoule silencieusement le fleuve Léthé, qu’après avoir serpenté au milieu d’arbres de plus en plus vieux et tortueux, lugubres et mystérieux, après avoir ressenti tout le poids de la charge de vie accumulé sur ses épaules, que le voyageur peut enfin s’alléger et s’élever sans crainte ni regrets des ombres et des visions trop souvent inconnues, ou trop connues et trop peu interrogées, que ces premières ont suscité.

« RECETTE POUR LE MARTYR. – Le poids de la vie est trop lourd pour toi ? – Tu dois donc augmenter le fardeau de ta vie. Si celui qui souffre finit par avoir soif des eaux du Léthé et les cherche – il faut qu’il devienne un héros pour être sûr de les trouver. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 401, Opinions et Sentences mêlées, Humain trop humain

Que sont ces « ombres » sinon nos propres passions qui incessamment se livrent bataille (le Combat des arbres de Taliesin… ?), et dont une seule à l’issue du parcours sur le « chemin au milieu des ombres » saura se sacrifier et s’élever par-delà les contradictions et antinomies qui dessinent le cours onirique de nos vies. C’est à ce point que luit le Midi de la connaissance, la conscience de la maîtrise nécessaire de l’imaginaire par la fonction rationnelle supérieure qui n’est autre que la « philosophie en acte ». Et ce « point » n’est pas pour autant une nouvelle Vérité cristallisant toutes choses selon une direction unique, un sens univoque donnée à la vie – une direction vers le lointain, trop lointain – , mais une acceptation pleine et entière de la multitude et du non-sens originel de la vie à partir desquels il s’agit alors d’apporter aux hommes un but qui ne saurait être autre en ce cas qu’un « dire-oui » à la vie, une passion plus haute, plus noble, s’exprimant au-travers de la lente élaboration des conditions de l’autonomie et d’une dépendance consciemment assumée et passionnément choisie – la liberté perpétuellement reconquise – par les individu dans et pour leur société. Il ne s’agit là que de l’élaboration d’une juste hiérarchie, en chaque corps et entre les corps.

Le voyageur est celui qui n’est nulle part chez lui, qui ne se pose pas, parce qu’il apprend à s’élever au-dessus de ce que d’en-bas l’on voit comme d’irréductibles antinomies ; mais le « voyage » est incessamment à refaire, à réapprendre.

Johann Sparfell – chevalier de Nüllparht

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