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L’esprit de système est un manque de probité (par Guillaume Soulez)
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L’esprit de système est un manque de probité

Par Guillaume Soulez (texte tiré de l’ouvrage collectif Nietzsche penseur du chaos moderne, éd. Scali, 2007, pp. 237-241)

« L’esprit de système est un manque de probité »

Crépuscule des idoles, Maxime 26

Critique les systèmes est quasiment une habitude, un réflexe aujourd’hui : un ouvrage trop bien achevé, une perspective qui prétend tout couvrir ou explique tout un champs de phénomènes à la force d’un seul concept ou d’une seule dichotomie ou équation, et nous voilà en éveil, nous qui sommes enfants et petits-enfants de l’ère du soupçon. En plein hégélianisme, en plein positivisme, l’ironie de Nietzsche est mordante : elle attaque, par surprise, par la moralité, elle fait fi des belles constructions qui veulent en imposer pour en déloger l’esprit satisfait du savant ou du penseur. Nietzsche affronte le système par son caractère intimidant. Il peut être surprenant de voir le philosophe requérir la probité, vertu ô combien sociale, liée à l’honneur et déterminée par le regard des autres, mais le coup est double.

Bien sûr, le systématique n’est pas honnête parce qu’il prétend contenir dans un système la diversité des choses et des explications, alors même qu’il sait, par ailleurs, que les systèmes sont provisoires, et qu’il y a un abus à laisser croire à leur caractère absolu et définitif. Mais surtout, l’esprit de système est un refus de penser la réalité en tant que telle, là où on prétend en rendre compte.

La probité définie comme « philologique », c’est pour Nietzsche, selon Jean Granier, « respecter le texte de la réalité, s’abstenir d’effacer de ce texte ce qui inquiète, effarouche […], tenir en bride le jugement afin de laisser la parole aux choses elles-mêmes ». Le regard des autres n’est ici que le moyen de désigner la clôture du systématique, son repli…

La probitas romaine était non seulement une épreuve (proba), comme on vient de le voir, mais tirait à l’origine sa force d’une métaphore agricole : l’homme probe est droit telle la plante qui pousse droit. La plante se soutient d’elle-même et, se soutenant d’elle-même, croît naturellement droit. La véritable probité du penseur se moque de la morale : sa pensée est expression d’une vie, d’un corps (cf. Nietzsche et la métaphysique, de Michel Haar), non pas réaction inquiète, repli ou détour face à la réalité. Déplaçant la probité de la relation entre penseurs à la relation entre le penseur et la réalité qu’il affronte, l’ironie de Nietzsche est – on l’a compris – de retourner l’argument moral lui-même, plutôt que de proposer une condamnation du systématique au nom, par exemple, d’une morale du dialogue scientifique.

Mais on pourrait dire que la critique morale est aussi dans cette maxime le moyen de miner la supériorité que le systématique prétend détenir sur les autres, le progrès qu’il dit réaliser lorsqu’il englobe un univers de son système, alors même que la forme trop parfaite de celui-ci suscite le doute. C’est là qu’est en jeu non pas seulement le système, mais sa justification, l’esprit du système, c’est-à-dire l’esprit qui le meut et qui fait voir l’origine de sa forme, la construction systématique. L’esprit de système, c’est la pose du penseur. Or vouloir en imposer, en remontrer, comme dit clairement la langue, c’est répondre par anticipation, selon une logique du ressentiment, à une critique parfois imaginaire.

Anticipant la mise en doute qui pèse sur son ouvrage, le systématique marque son refus du regard des autres, ce qui l’amène à présenter une forme complète, lisse et close qui ne donne pas prise à la critique et le détache de ce qu’il prétend restituer. Le système chez le systématique est bien une sorte de résultat de l’esprit de système ; il est ainsi la forme hyperbolique et pathologique que prend la réponse à la critique. C’est pourquoi c’est aussi la forme de son système qui l’éloigne tout à fait de la réalité ; elle ne peut donc que susciter une critique maximale et risquer l’effondrement. Le systématique soumet le divers de la réalité aux nécessités plastiques du système, au rebours de son pouvoir heuristique – par lequel le système cherche à saisir et à exprimer le divers à l’aide d’une forme. Il se met alors à fonctionner tout seul, se nourrissant de lui-même, étape ultime de l’esprit de système.

Le penseur alors est-il encore en cause ? Oui, si l’on considère qu’il se perd dans sa recherche au profit du spectacle que celle-ci offre. En quittant le divers, non seulement la pensée se fait vertige inefficace, mais elle cesse en quelque sorte de s’affronter elle-même, de lutter contre son propre relâchement. Deux forces sont donc à l’œuvre dans le système, et non pas une : la « passion de la connaissance » est une projection vers la réalité, un pont lancé, visant une expression de la réalité telle qu’elle est. Cette passion est un risque pour la forme de ne pas pouvoir la contenir. L’esprit de système, lui, fait son travail, négatif, de solidification. Il ramène le système vers lui-même, épuise l’énergie en la disséminant pour couvrir tout le champ ou pour proposer une forme tenable.

Y a-t-il alors une forme qui témoigne du combat contre cette sclérose, voire qui aide à la combattre ? On peut penser aux manuscrits de Montaigne – dont Nietzsche était grand lecteur : la réécriture du fragment n’est pas là pour corriger, amender ; elle pousse au contraire toujours plus loin la pensée, là où elle s’était provisoirement arrêtée. L’essai n’est pas seulement un refus assumé de la forme complète, il est une incitation à pousser plus loin la germination.

Guillaume Soulez est maître de conférence à l’Université de Metz

et chercheur au Laboratoire Communication et Politique du CNRS.

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