In Limine
Des origines de nos croyances… aux prémices de nos émancipations
DIONYSOS
Categories: Autre auteurs

dionysosDelos

Fichier PDF : Dionysos

DIONYSOS

Article de la revue Acéphale de juillet 1937

Toute l’Antiquité a regardé Dionysos comme le dispensateur du vin. Mais elle l’a connu aussi comme le Frénétique qui fait des hommes des possédés, qui les rend à la sauvagerie, qui leur fait même répandre le sang. Dionysos était le familier et le compagnon des âmes des morts et de mystérieuses consécrations le nommaient leur maître. C’est à son culte qu’appartenait la représentation dramatique… c’est lui qui faisait naître les fleurs du printemps ; le lierre, le pin, le figuier lui étaient liés ; mais le don mille fois béni de la vigne doit être placé très haut au-dessus de ces bienfaits de la nature. Dionysos était le dieu de l’ivresse bienheureuse et de l’amour extatique. Mais il était aussi le Persécuté, le Souffrant et le Mourant et out ceux qu’il aimait et qui l’accompagnait devaient prendre part à son sort tragique (Walter Otto, Dionysos, Frankfurt, 1933, p. 49).

Qui est Dionysos ?

Le dieu de l’extase et de l’effroi, de la sauvagerie et de la délivrance bienheureuse, le dieu fou, dont l’apparition met les êtres humains en délire, manifeste déjà dans sa conception et dans sa naissance le caractère mystérieux et contradictoire de son être.

Il était l’enfant de Zeus et d’une mortelle. Mais avant de l’avoir mis au monde, celle-ci fut brûlée dans le feu de tonnerre de son fiancé céleste (Dionysos, p. 62).

De même que les mythes de la naissance, les mythes de l’apparition de Dionysos manifestent aussi déjà beaucoup de son essence.

Dans sa conception, l’élément terrestre avait été touché par l’éclat du ciel divin. Mais dans l’association du céleste et du terrestre, qui s’exprime dans le mythe de la double naissance, le caractère lourd de larmes de la vie humaine n’était pas levé mais maintenu en contradiction brutale avec la splendeur sur-humaine. Celui qui est né ainsi n’est pas seulement celui qui crie de joie, celui qui apporte la joie, il est le dieu douloureux et mourant, le dieu de la contradiction tragique. Et la violence intérieure de cette double nature est si grande qu’elle entre comme une tempête au milieu des hommes qu’elle terrifie et dont elle abat la résistance avec le fouet de la folie. Tout ce qui est habituel et ordonné doit sauter en éclats. L’existence devient subitement ivresse – ivresse du bonheur éclatant, mais aussi ivresse de l’épouvante (Dionysos, p. 74).

Lorsque Dionysos vint à Argos, comme on ne voulait pas célébrer son culte, il rendit les femmes démentes à tel point qu’elles s’enfuirent dans la montagne et déchirèrent les chairs de leurs enfants nouveau-nés… Aura, aimée de Dionysos, tua et dévora l’un de ses enfants en bas-âge… (Dionysos, p. 98-99).

Un dieu frénétique ! Un dieu à l’essence duquel il appartient d’être fou ! Qu’ont vécu ou vu les hommes auxquels s’imposaient ce qu’il y a d’impossible dans cette représentation ?

Le visage de ce véritable dieu est le visage d’un monde. Il ne peut y avoir de dieu fou que s’il existe un monde fou qui se manifeste par lui. Où est ce monde ? Peut-il encore être trouvé et reconnu par nous ? Seul le dieu lui-même peut nous aider dans cette voie…

Celui qui engendre le vivant doit s’engloutir dans les profondeurs originelles, demeures des puissances de la vie. Et lorsqu’il revient à la surface, il y a un éclat de folie dans ses yeux, parce que là, en dessous, la mort cohabite avec la vie. Le mystère originel lui-même est fou – le sein du déchirement et de l’unité déchirée. À ce sujet, nous n’avons pas besoin d’en appeler aux philosophes… L’expérience de la vie et les rites de tous les peuples et de tous les temps témoignent.

L’expérience des peuples parle : là où naît le vivant, la mort est proche. Et dans la mesure où il y a vie cela est vivant, l’approche de la mort grandit, jusqu’à l’instant le plus haut, jusqu’à la sorcellerie du devenir nouveau, quand mort et vie se heurtent dans une joie folle. Le tourbillon et le frisson de la vie est profond parce qu’ivre-mort. Aussi souvent que la vie s’engendre à nouveau, le mur qui la sépare de la mort s’ouvre pour un instant (Dionysos, p. 126-128).

Ce n’était pas seulement l’abondance de vie et la fécondité qui faisait du Taureau l’une des formes de Dionysos, mais aussi sa folie furieuse, son caractère dangereux… (Dionysos, p. 154).

Sa lascivité souvent mentionnée doit avoir fait du bouc l’un des animaux dionysiaques… (Dionysos, p. 155).

NIETZSCHE DIONYSOS

Un dieu ivre, un dieu dément… Les hypothèses vite construites qui ramènent toute signification au niveau de la moyenne n’ont fait que détourner le regard de cette représentation. Mais l’histoire témoigne de sa force et de sa vérité. Elle a donné aux Grecs un sentiment de l’ivresse si grand et si ouvert que, des milliers d’années après la ruine de leur civilisation, un Hoelderlin, un Nietzsche pouvaient exprimer leur dernière et leur plus profonde pensée au nom de Dionysos. Et Hegel représentait la connaissance de la vérité à l’aide d’une image dionysiaque, affirmant qu’elle était « le vertige de la bacchanale, dans laquelle il n’est pas un participant qui ne soit pas ivre » (Otto, Dionysos, p. 50).

Voilà mon univers dionysiaque qui se crée et se détruit éternellement lui-même, ce monde mystérieux des voluptés doubles, voilà mon « au-delà du bien et du mal », sans but, à moins que le bonheur d’avoir accompli le cycle ne soit un but, sans vouloir, à moins qu’un anneau n’ait la bonne volonté de tourner éternellement sur soi-même et rien que sur soi, dans sa propre orbite. Cet univers qui est le mien, qui donc est assez lucide pour le voir sans souhaiter de perdre la vue ? Assez fort pour exposer son âme à ce miroir ? Pour opposer son propre miroir au miroir de Dionysos ? Pour proposer sa propre solution à l’énigme de Dionysos ? Et celui qui en serait capable ne devrait-il pas faire plus encore ? De fiancer au « cycle des cycles » ? Jurer son propre retour ? Accepter le cycle où éternellement il se bénira lui-même, s’affirmera lui-même ? Avec la volonté de vouloir toutes choses de nouveau ? De voir revenir toutes les choses qui ont été ? De vouloir aller à tout ce qui doit jamais être ? Savez-vous à présent ce qu’est le monde pour moi ? Et ce que je veux, quand je veux ce monde-ci ? (Nietzsche, Volonté de puissance).

Ariadne, le labyrinthe, le Minotaure, Thésée et Dionysos, tout ce domaine mythique, Nietzsche ne cesse d’y revenir sans cesse sous une forme énigmatiquement ambiguë, chaque fois qu’il veux indiquer l’ultime secret de la vérité : que la vérité est la mort…

Le labyrinthe dont les dédales n’offrent pas d’issue et qui réserve la destruction par le Minotaure est le but et le destin du chercheur. Celui qui essaye l’absolue indépendance de la connaissance, sans y être contraint, prouve de ce fait une audace déchaînée. Il se rend dans un labyrinthe, il multiplie par mille les dangers que la vie comporte d’elle-même, et dont ce n’est pas le moindre que nul ne voit de ses yeux comment et où il s’égare et s’isole, pour finir par être déchiqueté par quelque Minotaure des cavernes de la conscience. Dans le cas où un tel chercheur succombe, cela se produit si loin de toute compréhension humaine que les hommes ne le sentent pas ni ne peuvent y compatir – et lui ne peut pas y revenir…

La vérité… conduit à l’intérieur du labyrinthe et nous livre à la puissance du Minotaure. Le sujet de la connaissance a encore pour cette raison un tout autre but : un homme labyrinthique ne cherche jamais la vérité, mais toujours son Ariadne – quoi qu’il puisse dire. La recherche de la vérité le pousse vers ce qui lui est autre, ce qui est en soi-même comme de la vérité, mais aucune des vérités qui sont saisies en tant que vérité. Ce qu’est Ariadne, Nietzsche ne l’a pas dit ou n’a pas « pu » le dire.

Et pourtant elle-même redevient pour lui la mort…

Nietzsche en tant qu’il est Dionysos devient la vérité qui embrasse à la fois vie et mort, vérité du fond de laquelle il dit dès lors à Ariadne : « Je suis ton labyrinthe ». Dionysos est-il la vérité là où l’obscur en tant qu’appartenant lui-même à la vérité délivre à la vérité et la surmonte parce que les péripéties paradoxales de la recherche de la vérité se referment dans le cercle du vivant en un être qui alors seulement – en Dionysos – est le vrai ? Toute compréhension pour toute expérience proprement dite de ce que Nietzsche ne dit plus s’arrête ici (Jaspers, Nietzsche, Berlin, 1936, p. 201-202)

Quelque innombrables qu’aient été les traits qu’il est possible de percevoir dans ce mythe, pour Nietzsche il ne s’agit pas de comprendre ce mythe, il ne s’agit que du choix conscient d’un symbole qui lui paraît utile pour sa propre philosophie. C’est pourquoi Dionysos est quelque chose d’essentiellement autre que le mythe antique, quelque chose qui au fond devient sans jamais prendre forme.

Dionysos est tout d’abord le symbole de l’ivresse « en laquelle l’existence fête sa propre transfiguration ». « Lorsque fleurirent le corps et l’âme grecques… naquit ce symbole chargé de mystères… Ici est donnée la commune mesure, en regard de quoi tout ce qui a poussé depuis, fut estimé trop court, trop pauvre, trop étroit : – que l’on prononce seulement le mot Dionysos devant les meilleurs noms et les meilleures choses modernes, devant Goethe par exemple, ou devant Beethoven, ou devant Shakespeare, ou devant Raphaël : et tout à coup nous sentons que nos meilleures choses et nos meilleurs instants sont jugés, Dionysos est un juge ! (16, 388).

Dionysos est en outre le contraire du Christ, il est la vie tragique opposée à la vie aux pieds de la croix : « Dionysos contre le crucifié ». Ce contraire n’est pas : une différence quant au martyre, – mais le sens en est différent… le problème qui se pose est celui du sens de la souffrance : ou le sens chrétien, ou le sens tragique. Dans le premier cas elle sera la voie d’un être sanctifié ; dans le second cas l’être comporte assez de sainteté pour justifier une vie redoutable de souffrances. L’homme tragique approuve encore la souffrance la plus âpre : il est assez fort, plein, divinisateur pour cela ; le chrétien nie le lot le plus heureux sur terre… Le Dieu en croix est la malédiction sur la vie, le conseil de s’en délivrer ; – Dionysos mis en morceaux est une conjuration de la vie : elle renaît éternellement et s’en reviendra éternellement de la destruction (16, 391).

Devant la figure évanescente de ce Dieu la conception indéterminée de Nietzsche s’achève – comme précédemment sa pensée – « par une Théodicée, c’est-à-dire par une approbation absolue du monde – mais pour la même raison pour laquelle on l’avait désapprouvée naguère » (16, 372).

Cependant Dionysos ne saurait jamais être un Dieu auquel on adresse des prières, auquel on consacre un culte. Il est en fin de compte, le « Dieu qui philosophe » (14, 391). Il a toutes les particularités du nouveau philosophe que Nietzsche voit venir, ou qu’il se sent être lui-même : être le « dieu-tentateur » et le « grand équivoque ». Nietzsche a conscience de l’étrange nouveauté d’un pareil symbole : le simple fait que Dionysos est un philosophe, et que par conséquent les Dieux aussi philosophent, me paraît une nouveauté.

L’auto-identification de Nietzsche avec Dionysos encore cachée dans la phrase : « je suis le dernier disciple et initié du dieu Dionysos », il l’accomplit factuellement lui-même au début de la folie (Jaspers, Nietzsche, p. 330-332).

 

i5-the-dionysian-universe

Comments are closed.