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Morale de vie, morale de mort

Ingres, Apotheose Homers - Ingres / Apotheosis of Homer / 1827 - Ingres / 'Apotheose d'Homere', 1827.

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Morale de vie, morale de mort

À la question : à quoi doit servir la morale ? Nous devrions faire suivre une autre question : qu’est ce qui fait qu’une morale est favorable à la vie, ou non ?

Et cette interrogation entraînerait de bien grandes découvertes sur nous-mêmes si elle était menée jusqu’à ses conséquences ultimes : la morale telle que nous l’entendons généralement dans notre civilisation moderne est une « chose » que nous avons à cœur de pétrifier : expression ici-bas de la « vérité ». Cependant, ne devrait-elle pas ne point chercher à être mais plutôt à devenir, à toujours provoquer le sentiment ? Ne devrait-elle pas évoluer sans cesse autant que les hommes acquièrent la conscience de ce qui leur apporte plus de noblesse et de respect envers l’autre, le différent, l’inférieur comme le supérieur ? En d’autres termes, de l’utilité et de la nécessité au sein d’une civilisation d’où émerge la morale, s’accroît le sentiment de plus d’humanité, de plus de vie, à la condition que l’esprit des hommes ne se fige pas dans un état dépendant d’une « vérité » illusoire.

La morale découle de la nécessité qu’a la communauté de protéger ses intérêts au travers de règles et de lois. Elle élève les consciences humaines dans la mesure où des voies restent ouverte à sa propre évolution, la remise en cause des fondements sur lesquels elle repose : c’est l’éternel retour d’une attitude créatrice qui est celle de l’affirmation de la vie. A contrario, en ayant le désir de figer les lois, nous nions le monde, notre monde, en en créant ex nihilo un autre, idéal, à l’image d’une puissance somme toute illusoire que nous nous prêtons vaniteusement : et ainsi nous portons inévitablement, et fort souvent inconsciemment, atteinte à ce qui ne peut avoir de place en ce dernier monde qu’en tant qu’accessoires, ou ne point avoir de place du tout. Il en est ainsi de la morale chrétienne, comme de toutes celles, nihilistes, qui en sont issues.

« LES RAPPORTS AVEC LES ANIMAUX. – On peut observer la formation de la morale dans la façon dont nous nous comportons avec les animaux. Lorsque l’utilité et le dommage n’entrent pas en jeu nous éprouvons un sentiment de complète irresponsabilité ; nous tuons et nous blessons par exemple des insectes, ou bien nous les laissons vivre sans généralement y songer le moins du monde. Nous sommes si maladroits que nos gentillesses à l’égard des fleurs et des petits animaux sont presque toujours meurtrières : ce qui ne gène nullement le plaisir que nous y prenons. – C’est aujourd’hui la fête des petits animaux, le jour le plus accablant de l’année : voyez comme tout cela grouille et rampe autour de nous, et, sans le faire exprès, mais aussi sans y prendre garde, nous écrasons, tantôt par-ci, tantôt par-là, un petit ver ou un petit insecte empenné. – Quand les animaux nous portent préjudice nous aspirons par tous les moyens à leur destruction. Et ces moyens sont souvent bien cruels, sans que ce soit là notre intention : c’est la cruauté de l’irréflexion. S’ils sont utiles, nous les exploitons : jusqu’à ce qu’une raison plus subtile nous enseigne que, chez certains animaux, nous pouvons tirer bénéfice d’un autre traitement, c’est-à-dire des soins et de l’élevage. Alors seulement naît la responsabilité. À l’égard des animaux, on évite les traitements barbares ; un homme se révolte lorsqu’il voit quelqu’un se montrer impitoyable envers sa vache, en conformité absolue avec la morale de la communauté primitive qui voit l’utilité générale en danger dès qu’un individu commet une faute. Dans la communauté, celui qui s’aperçoit d’un délit craint pour lui le dommage indirect : nous craignons pour la qualité de la viande, la culture de la terre, les moyens de communication lorsque nous voyons maltraiter les animaux. De plus, qui est brutal envers les animaux éveille le soupçon qu’il est également brutal envers vis-à-vis des faibles, des hommes inférieurs et incapables de vengeance ; il passe pour manquer de noblesse et de fierté délicate. Ainsi se forme un commencement de jugement et de sens moral : la superstition y ajoute la meilleure part. Certains animaux incitent l’homme par des regards, des voix et des attitudes à se voir transporter en imagination dans le corps de ceux-ci, et certaines religions enseignent à voir parfois dans l’animal le séjour des âmes des hommes et des dieux : c’est pourquoi elles recommandent de nobles précautions et même une crainte respectueuse dans les rapports avec les animaux. Même si cette superstition disparaît, les sentiments éveillés par elle continuent leurs effets, mûrissent et portent leurs fruits. On sait qu’à ce point de vue le christianisme a montré qu’il était une religion pauvre et rétrograde. » Friedrich Nietzsche, aphorisme 57, Le voyageur et son ombre, Humain trop humain

Alors quoi ? Faudrait-il faire fi de ce qui nous a toujours permis, depuis que l’homme est homme, de nous sentir appartenant au monde, issus mais aussi créateurs de notre monde. Serions-nous tenus de nous élever au-dessus de nous-mêmes, au-delà du monde, dans les nimbes de la folie destructrice, ou de nous plonger dans les racines de ce qui fait notre humanité en tâchant d’y extraire de nouveaux fondements pour notre ascension future, au sein du monde ?

C’est de la tradition, de conventions données, portées à chaud par les coups du « marteau » philosophique et artistique, de cette tradition dont il aura fallu mettre à jour les racines, et en s’appuyant sur ce qu’elle nous a léguée, qu’il nous paraîtra alors le plus certainement possible de créer, de produire du nouveau qui puisse être « parlant » pour des esprits dont le sens ne peut plus se concevoir dans les limites étroites de la morale du vieux monde ; et d’autant plus lorsque cette « morale » est devenu une « anti-morale » symptomatique d’un « individualisme » étroit pour qui seul compte le bonheur privé et le chiffre un à partir duquel tous les autres découlent.

« LA CONVENTION ARTISTIQUE. – Ce qu’a écrit Homère est aux trois quarts convention, et il en est ainsi de presque tous les artistes grecs, qui n’avaient aucune raison de s’adonner à la rage d’originalité qui est le propre des modernes. Ils n’avaient aucune crainte du conventionnel ; c’était un moyen d’entrer en communion avec leur public. Car les conventions sont des procédés pour l’entendement de l’auditeur, une langue commune péniblement apprise, au moyen de laquelle l’artiste peut véritablement se communiquer. Surtout pour les poètes et les musiciens grecs, quand il veut être immédiatement victorieux avec son œuvre d’art – étant habitué à lutter publiquement avec un ou deux rivaux – aussi, être compris immédiatement et la première condition : ce qui n’est possible que par la convention. Ce que l’artiste invente au-delà de la convention, il l’ajoute de son propre chef et s’y risque lui-même, au meilleur cas avec ce succès d’avoir créé une nouvelle convention. Généralement, ce qui est original est regardé avec étonnement, parfois même adoré, mais rarement compris ; vouloir échapper avec opiniâtreté à la convention, c’est vouloir ne pas être compris. À quoi vise donc la folie d’originalité des temps modernes ? » Friedrich Nietzsche, aphorisme 122, Le voyageur et son ombre, Humain trop humain

Mais à ce point, il est nécessaire de s’entendre ! Être compris sied aux poètes et aux artistes car il incombe à ceux parmi eux ayant le plus d’esprit de donner de nouvelles couleurs au monde afin que les yeux puissent à nouveau s’en réjouir. Les philosophes quant à eux ne devraient guère se soucier de cette nécessité car il leur appartient de garder leur distance et leur légèreté : ce que l’on appelle si l’on veut, l’attitude aristocratique ; c’est que leur vision du monde, selon leur propre « tradition » devrait être d’un tout autre niveau : les conventions et « progrès » de la conscience deviendraient alors ci-bas les expressions de cette juste « domination ».

De la valeur que nous pourrions alors leur attribuer (selon les critères morales en faveur, ou non, de plus de vie) découle le type de l’immoralisme du philosophe : Nietzsche « contre » Platon : une guerre « céleste » si l’on veut !

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